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malheur, il a été trop heureux ; il a été trop gâté, choyé, flatté ; il n’a pas connu assez la puissance salutaire d’une règle précise, les sévérités de la vie, et c’est ce qui l’a fait ressembler si longtemps, pour ne pas dire toujours, à un grand enfant de chœur brûlant des parfums pour sa propre gloire, à un Eliacin ayant l’air de jouer avec toutes les choses de ce monde, au risque de traîner quelquefois sa robe blanche dans d’étranges hasards.

L’éducation de son esprit a été comme celle de son âme. Elle s’est faite en quelque sorte spontanément, par l’intuition plus que par l’étude. Je sais bien que, par une illusion ou une fatuité rétrospective, Lamartine s’est toujours figuré qu’il avait nourri sa jeunesse de la moelle des lions, et qu’il avait trahi son caractère ou sa prédestination politique par un goût précoce pour Tacite. Il a toujours cru que dans sa plus fraîche adolescence il portait en voyage un Tacite sur les marges duquel il écrivait ses impressions. En réalité, il goûtait bien d’autres choses, même légères ; il lisait surtout ceux qui lui parlaient « une langue d’harmonie, d’images, de passion, » Virgile, le Tasse, Bernardin de Saint-Pierre, Rousseau, Chateaubriand, Mme de Staël, et ses lectures mêmes sont comme une poésie en action. Tantôt c’était son père qui l’emmenait en chasse avec un vieux gentilhomme du pays, M. de Vaudran, avec le vicaire du village, l’abbé Dumont, et au revers d’un coteau on s’asseyait, on lisait un livre qu’on se mettait à commenter en face de la nature ; tantôt c’était sa mère qui lisait l’Odyssée en famille, au milieu de tout ce qui rappelait la vie rurale, et ces scènes de son enfance, Lamartine les a décrites d’un trait presque homérique. Quelquefois, aux heures chaudes de l’été, il s’en allait seul se coucher sur l’herbe pour savourer en liberté la voluptueuse harmonie de la Jérusalem délivrée, ou bien, par les journées d’automne, errant sur les collines, il s’enthousiasmait d’Ossian, de Werther. Son esprit comme son âme étaient tout feu, tout inspiration, et c’est ainsi que dans l’ombre de l’empire, qui remplissait alors le monde du fracas des armes, croissait ce jeune homme bien né, merveilleusement doué, prodigue de sensibilité et d’imagination, aimé, gâté, voyant la vie à travers ses songes, agité de vagues pressentimens de grandeur, et qui aurait pu trouver en lui-même ce mot du Tasse, avec qui il a eu plus d’une ressemblance : « de tous mes désirs, le plus grand est… d’être flatté par mes amis, bien servi par mes serviteurs, caressé par mon entourage, honoré par mes protecteurs, célébré par les poètes et montré du doigt par le peuple… » C’est en vérité le programme d’une vie.

Lamartine avait vingt ans, il était dans cette fleur de grâce adolescente, de distinction naturelle et de sève d’imagination, lorsque sa famille l’envoya en Italie pour l’occuper, pour l’enlever au danger