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ou psychologiques, sans admettre aucun tempérament dans l’application, et sans accorder le moindre crédit au témoignage propre du sens intime en tout ce qui contredit ses analyses et ses explications. Une théorie expliquée avec les seules données de l’expérience n’était pas un sujet nouveau ; mais c’est merveille de voir ce que peut faire un esprit de cette trempe mettant toutes ses facultés d’analyse et d’exposition, toutes les ressources de la méthode expérimentale, au service d’une thèse déjà développée par Hobbes, par Locke, par Condillac, par Hume, reprise avec les méthodes nouvelles, les expériences récentes de la science contemporaine, par Stuart Mill, Bain, Spencer et toute l’école anglaise de notre temps.

À voir comment M. Taine procède dans toutes les études auxquelles il se livre, il serait difficile de dire au juste à quelle école il appartient, tant ses allures de pensée et de langage sont personnelles. On peut trouver des doctrines plus ou moins semblables à la sienne soit pour les méthodes, soit pour les conclusions : les noms que nous venons de citer rappellent tous le même ordre d’idées et le même esprit de recherches sur un sujet commun ; mais, s’il s’agit de l’influence d’une tradition philosophique sur la direction de la pensée et sur la conception de la doctrine, nous ne voyons pas quels ont pu être ses maîtres. Son œuvre étant donnée, la doctrine qui s’en dégage est si nette, si simple, si bien liée dans toutes ses parties, qu’elle se prête on ne peut mieux à une classification, elle rentre dans la grande tradition de la philosophie expérimentale ; cependant, bien que cet esprit curieux et avide de savoir ne laisse échapper aucun des anneaux de cette chaîne non interrompue qui relie la philosophie expérimentale de nos jours à l’ancienne philosophie de la sensation, ce n’est pas dans cette tradition qu’il faut chercher les maîtres de sa pensée, si elle en a. Il n’est le disciple ni de Hobbes, ni de Condillac, ni de Hume, ni de l’école positiviste, ni même de Stuart Mill, qu’il a exposé et jugé avec autant de sympathie que de liberté. Si l’on voulait absolument lui trouver des maîtres, c’est aux amphithéâtres de l’École de médecine et du Jardin des Plantes qu’il faudrait aller. Voilà les sciences de son goût, voilà les méthodes qui obtiennent seules sa confiance, et qu’il s’efforcera de transporter dans toutes ses études esthétiques ou psychologiques. Sauf l’emploi des sens et des instrumens de l’observation sensible, M. Taine étudie l’homme absolument comme le naturaliste ou le physicien étudie la nature, c’est-à-dire en n’y voyant que des événemens à observer, des rapports à noter, des types à reconnaître, des lois à déterminer. L’homme observé, analysé, décrit dans ses œuvres, comme la nature, telle est la méthode psychologique de l’auteur du livre de l’Intelligence.