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Cela ne suffit point pour expliquer ce livre. M. Taine n’est pas le premier qui ait appliqué à l’étude des phénomènes moraux la méthode expérimentale comme on la pratique dans les sciences physiques. Ce qui fait l’originalité propre des livres de M. Taine, en particulier du livre de l’Intelligence, c’est bien moins la méthode que le tempérament d’esprit de l’auteur. M. Taine aime, on pourrait dire excelle souvent à retrouver dans les œuvres des écrivains ou des artistes qu’il s’est proposé d’étudier ce qu’il appelle les facultés maîtresses ; et, quand il croit avoir fait cette découverte, il lui semble avoir sûrement expliqué l’œuvre qui a fait l’objet de son analyse. Si l’on était tenté d’appliquer sa méthode à son livre, il ne serait peut-être pas difficile de découvrir la faculté dominante qui se montre, se déploie, se joue en quelque sorte, dans cette œuvre de longue haleine, à travers les observations, les analyses et les descriptions qui la remplissent et parfois en embarrassent la marche. M. Taine nous paraît appartenir à cette famille d’esprits qui éprouvent sur tout sujet d’étude l’impérieux besoin de ramener à la plus grande simplicité possible le problème à résoudre. Son intelligence, avide de lumière par-dessus tout, cherche en toute chose l’explication la plus facile à représenter à l’imagination et à faire entrer dans une formule unique. De là le double caractère de toutes ses théories esthétiques ou psychologiques : action toute mécanique de ses principes d’explication, abus des formules simples dans l’expression de sa pensée. À cet égard, sans vouloir le comparer à des philosophes dont il diffère essentiellement par la méthode et la doctrine, nous trouvons que cet esprit se rapproche beaucoup plus de Hobbes, de Descartes, de Spinoza, de Condillac, que de tous les autres philosophes, dans sa manière de simplifier les réalités les plus complexes. Assurément M. Taine est trop versé dans les sciences de notre temps, trop fidèle aux nouvelles méthodes, pour rentrer dans les grossières explications des Élémens de philosophie, dans les superficielles analyses du Traité des passions ou du Traité des sensations, dans les hardies spéculations de l’Éthique ; mais il nous semble reconnaître les mêmes tendances d’esprit avec des procédés d’une tout autre portée et des données expérimentales bien autrement sûres, précises et abondantes.

On s’étonne tout d’abord de voir M. Taine débuter par une théorie des mots, contrairement à la constante manière des philosophes qui l’ont précédé dans l’étude de l’esprit humain. Ce début tient, non à une fantaisie de son esprit, mais à la rigueur de sa méthode. Avant lui, on avait procédé invariablement du simple au composé, c’est-à-dire par la synthèse ; on avait traité des idées et des