Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/646

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nous irions plus loin, si nous avions le temps de développer une conclusion que nous ne pouvons qu’indiquer. C’est assez de luttes et de ruines dans l’histoire de la pensée humaine ; le règne des écoles et des doctrines exclusives nous semble passé. Nous espérons que les mots de matérialisme et de spiritualisme vont disparaître avec les systèmes qu’ils expriment. Déjà le mot de matérialisme n’a plus de sens depuis que la science positive a substitué à la vieille idée d’une matière inerte, réduite à la solidité et à l’étendue, la notion des forces vives et des propriétés réelles des corps telles que nous les révèle l’expérience. M. Taine s’est bien gardé de conserver l’hypothèse surannée des atomes ; c’est dans les mouvemens simples qu’il cherche les principes élémentaires de toutes choses. Le vrai nom de sa doctrine, qui est aujourd’hui celle de toute une école de philosophie chimique, c’est le mécanisme. De même le mot esprit tend à perdre son sens mystique et transcendant pour n’être plus que l’expression d’attributs, de facultés révélées par le sens intime. Quel mot doit remplacer celui de spiritualisme ? La pensée qu’exprimera ce mot est encore trop obscure pour qu’on se hâte de lui donner un nom. Tout ce que nous oserions affirmer, c’est que la lutte est entre une certaine philosophie dite mécanique et une autre philosophie qu’on pourrait sans trop d’inexactitude appeler organique.

Mais pourquoi une lutte, si ces deux formules expriment deux problèmes, deux méthodes, deux points de vue parfaitement distincts et nullement contradictoires. En effet, les deux problèmes se résument en deux mots : le comment et le pourquoi. Expliquer le comment des choses, c’est en chercher les lois et les principes élémentaires ; expliquer le pourquoi, c’est en chercher les raisons et les fins. Toute la philosophie physique est dans la première question, et toute la philosophie métaphysique est dans la seconde, ainsi que l’a si bien expliqué M. Ravaisson. L’école dont M. Taine a trouvé la formule la plus simple fait bien de chercher dans les lois les plus générales, dans les forces les plus élémentaires, l’explication des êtres en tant que composés : plus elle avance dans cette voie par l’expérience et l’analyse, plus elle pénètre dans la nature intime des choses ; mais, après cette explication aussi complète que possible, tout n’est pas expliqué. La réalité, si bien analysée, si bien décrite, si bien déterminée qu’elle soit dans la composition de ses élémens, dans la succession de ses phénomènes, dans le groupe de ses événemens, n’apparaît pas encore dans ce qui fait son individualité, sa spontanéité, sa causalité véritable. Il y faut la lumière d’un principe supérieur dû à une autre expérience que l’expérience sensible. La philosophie de M. Taine ne comprend pas d’autre explication