Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 88.djvu/673

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

protègent les moutons contre le loup et aussi contre le voleur. Ces grands chiens des steppes font penser à leurs frères orientaux, dont la dent est justement redoutée de l’étranger. Sans parler de la docilité de ses sujets et de ses ministres, le juhász peut jouir d’un plus long sommeil, l’abondante rosée du matin pouvant être nuisible à ses moutons. On ne fabrique point partout du fromage, et. l’on n’élève guère les moutons que pour la laine. Le berger magyar ressemble donc un peu à ce pasteur virgilien à qui « un dieu a fait des loisirs. » Si donc le csikós personnifie la turbulence, il représente lui-même le calme méditatif de la vie orientale. Il passe de longues heures en repos, la pipe à la bouche, appuyé sur un bâton recourbé par le haut comme la « crosse de bois » des vieux « évêques d’or, » bâton qui lui sert à attirer près de lui les brebis quand il veut le soir avoir du lait.

A ses pieds, son chien aux crins longs et blancs, aux yeux noirs et défians, tantôt bâille et tantôt sommeille. L’habitude que le juhász a de fumer avec plus d’ardeur que ses compatriotes, — ce qui n’est pas peu dire, — ajoute à son air méditatif. Naturellement, comme chez tous les peuples primitifs, la sensation joue ici un plus grand rôle que l’idée. Mille faits qui échappent à l’homme préoccupé de ses pensées sollicitent sans cesse l’attention du berger. L’aigle et le faucon se bercent dans l’atmosphère bleue comme la corolle des pervenches, l’outarde dirige son vol pesant vers les champs de froment, les grues au plumage grisâtre vont d’une mare à l’autre, les gais vanneaux effleurent légèrement la terre, les hérons solitaires guettent mélancoliquement leur proie aux bords des eaux, d’innombrables étourneaux babillent, les corbeaux se croisent dans les airs, une foule d’insectes, parmi lesquels manquent l’abeille et la sauterelle, remplissent l’espace de leurs bourdonnemens confus. A l’hymne universel de la nature, comment le juhász ne tenterait-il pas de joindra le son d’un instrument ? Seul parmi les pâtres, il est en état de faire une certaine concurrence aux bohémiens, car il joue de la flûte et de la cornemuse avec quelque habileté. Le sentiment poétique, assez développé chez ces bergers, n’est pas fait pour affaiblir cette disposition. Ils sont passionnés pour les chants populaires, surtout pour ceux qui se rapportent à leur genre de vie, pour les récits plus ou moins historiques, — assez différens de ceux qu’on trouve dans les Mailath, les Szalay, les Teleki, les Jázay[1], — pour les légendes qui les entretiennent des héros chers à la pallie et des « pauvres garçons » (klephtes magyars).

Cette existence, fort monotone pour la pétulance occidentale, ne

  1. Auteurs de l’Histoire des Magyars, de l’Histoire générale de la Hongrie, du Siècle des Hunyades, de la Hongrie après la bataille de Mohács.