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forces. Quand l’armée française était entrée dans Pékin, deux personnages vêtus à la Chinoise, qui portaient une robe violette, une toque de velours noir à franges de soie rouge, et laissaient pendre jusqu’à la hauteur des reins une queue de cheveux naturels vieille de trente ans, se présentèrent au baron Gros : c’étaient l’évêque de Pé-tché-li, M. Mouly, et son coadjuteur. Le prélat portait sur son visage les traces de son périlleux apostolat, la fatigue y était peinte : la veille encore, ces deux hommes étaient obligés de se cacher pour éviter la prison et la mort ; ils erraient dans les environs de Pékin, recueillis par les chrétiens indigènes.

Ces deux pauvres prêtres déguisés, encore haletans des souffrances endurées, étonnés et comme éblouis du grand jour où ils pouvaient désormais paraître impunément, représentaient bien le catholicisme honni et proscrit en Chine. Quatre années après leur visite au baron Gros, un consul de France put donner au public une statistique d’après laquelle la religion catholique, dans les provinces du Céleste-Empire, était professée par 200 missionnaires, 160 prêtres indigènes et 375,000 fidèles. Aujourd’hui ce nombre est beaucoup plus considérable. Malheureusement les dissensions intestines, le zèle fanatique, compromettent souvent les plus belles œuvres de cette église, et c’est le cas de rappeler que le christianisme, professé en Chine dès le milieu du XVIe siècle avec un incomparable éclat par la société de Jésus, s’y serait librement propagé, et compterait aujourd’hui par millions ses adeptes, si les dominicains espagnols, jaloux des œuvres et du succès de l’autre ordre, n’avaient suscité des querelles de dogme qui discréditèrent non-seulement dominicains et jésuites, mais encore les vérités mêmes qu’ils avaient mission d’enseigner. Le pape Innocent X intervint, rendit une décision favorable aux disciples de saint Dominique ; mais l’on fit tant de bruit autour de la bulle pontificale que l’empereur régnant, pour y mettre un terme, prit le parti d’interdire l’exercice et la prédication de la religion catholique en Chine. Les plaideurs furent ainsi renvoyés dos à dos, et leur cause fut perdue pour longtemps. Il n’a pas fallu moins qu’une croisade européenne et deux grandes batailles pour réparer cette énorme faute d’une église qui s’est toujours montrée aussi ambitieuse dans le succès que forte dans l’adversité. M. Mouly est mort à Pékin le 4 décembre 1868 ; ses obsèques ont été célébrées dans cette ville avec la plus grande solennité, en présence des membres du corps diplomatique et de tous les résidens européens. Un témoin oculaire, faisant la description de cette cérémonie, a dit : « Cet imposant cortège qui a mis deux heures à traverser la ville, n’a rencontré sur son passage que des marques de respect, et le conseil de l’empire s’est associé à cette démonstration