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supériorité, manie qui a porté plus d’une fois atteinte aux qualités natives de l’esprit français. « La révolution française et Bonaparte ont terriblement gâté la philosophie en France en la remplissant de déclamations et de préjugés nationaux ; elle s’est mise ensuite à emprunter les plus folles spéculations des philosophes mystiques de l’Allemagne. » Cette observation judicieuse, Lewis la fait à propos d’un livre médiocre qu’il vient de lire, l’Esprit d’Helvétius ; sans se tromper sur la valeur de l’ouvrage, il regrette évidemment pour la France la tradition délaissée du XVIIIe siècle. La violente réaction qui s’est produite depuis lors, même en Allemagne, contre des systèmes trop célébrés, nous avertit qu’en appréciant, comme nous le devons, ce qui est à notre portée dans les penseurs d’outre-Rhin, nous ferons bien désormais de ne pas renier pour eux nos vrais pères spirituels, les Voltaire, les Montesquieu et les Buffon.

Ce qu’il dit de l’influence allemande en philosophie n’est pas moins vrai dans les matières religieuses et politiques. La critique des Allemands, si subtile quand il s’agit d’un texte, si ferme contre les préjugés des autres, désarme devant leurs propres conceptions et se paie des théories les plus creuses. Cette crédulité aux systèmes, qu’il a plus tard combattue avec énergie, Lewis s’en est heureusement garanti. De là sa supériorité comme écrivain politique. Ses nombreux écrits sur les questions du jour, comme ses travaux sur l’Irlande, sur le gouvernement des colonies, sur la juridiction étrangère et l’extradition (on se rappelle les réclamations du gouvernement français après l’attentat d’Orsini), témoignent d’une intelligence vraiment politique et d’une profonde connaissance du droit public ; mais la puissance de son esprit se déploie mieux encore dans d’autres ouvrages, empreints d’une véritable originalité, où il aborde quelque question générale et la traite en logicien. Tels sont ses écrits sur l’Influence de l’autorité en matière d’opinions, sur l’Usage et l’abus des termes politiques, sur les Méthodes d’observation et de raisonnement en politique, son Dialogue sur les formes de gouvernement, questions où il est également difficile de poser des principes qui ne comportent pas de nombreuses exceptions et de serrer toujours de près l’application sans renoncer entièrement aux exigences de la logique. Lewis avait eu d’abord cette foi dans le raisonnement qui est une des formes de l’enthousiasme. Il écrit en 1838 à propos des leçons de Carlyle sur les littératures de France et d’Angleterre au XVIIIe siècle : « Je le trouve intéressant et instructif ; mais il est de ceux dont la maladie est de nier toute connaissance rigoureuse, toute méthode pour y parvenir, et de vouloir amener le genre humain à recevoir de leur bouche je ne sais quels mystérieux oracles. Tant que des