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toutes pièces ouvrent à qui veut les réaliser une carrière de déceptions et d’aventures ; mais le pur empirisme que professent certains hommes d’état n’est pas moins funeste. Il y la des vérités générales en politique, parce que la nature humaine a des lois ; seulement l’application de ces vérités comporte d’innombrables modifications d’après des circonstances que le géomètre et l’empirique négligent également, que l’esprit de finesse apprécie.

Une intelligence qui avait un si vif besoin de lumière et de preuves ne pouvait se plaire beaucoup dans les crépuscules de l’histoire. « Les premiers temps de la Grèce, écrit-il à M. Grote, lorsque chaque fait est encore isolé, contestable, forment la partie la moins intéressante de votre sujet. » Ce n’est pas, comme on sait, l’avis des Allemands ; ils ont peine à quitter ces ténèbres primitives, où ils peuvent donner satisfaction à leur goût pour les interprétations poétiques et pour les systèmes. « La plus légère indication leur sert de base pour élever un échafaudage d’hypothèses, qui servent à leur tour à rattacher des textes épars. » En un mot, ils posent les problèmes à merveille, ils en connaissent parfaitement les données, mettent à néant sans pitié les solutions des autres, et, en y substituant la leur, ils ne manquent jamais d’y introduire un élément personnel qui fausse tous les calculs. Pour montrer à quel point cette maladie domine les plus fermes esprits, Lewis rappelle une amusante méprise de Niebuhr. Lorsqu’il lut les Mémoires sur la minorité de Louis XV, publiés sans nom d’auteur, Niebuhr ne douta pas un instant qu’ils fussent de Massillon, et là-dessus le voilà qui enfourche l’éloge, et qui, dans une lettre au comte Adam de Moltke, place cette compilation de l’abbé Soulavie non-eulement au premier rang de la littérature française, mais à côté de Thucydide et de Tacite. Son Histoire romaine est le chef-d’œuvre du génie conjectural. Admirable lorsqu’il relègue dans le pays des fables l’histoire contenue des premiers temps de Rome, il perd pied dès qu’il tente de la refaire. Il prend ses conjectures pour des certitudes, ses aperçus pour d’infaillibles intuitions ; non content de solliciter doucement les textes, liberté déjà bien dangereuse entre les mains les plus prudentes, il les met à la torture pour en arracher les révélations dont il a besoin. C’est depuis Niebuhr que les premières époques de l’histoire romaine sont devenues le domaine préféré des historiens à chimères.

Lewis était assurément du très petit nombre d’hommes en état de discuter sur le pied d’égal à égal avec Niebuhr, et de mettre une fois pour toutes à nu la fragilité de son édifice. C’est ce qu’il entreprend dans son Essai sur le degré de croyance que méritent les premiers temps de l’histoire romaine. « Je suis en train, écrit-il, de revoir les épreuves de mon livre sur l’histoire romaine, besogne