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en arrière. C’est d’une manière générale seulement que l’on peut dire que nous avançons dans la voie de la perfection : on trouverait bien des jours où nous paraissons reculer, où des civilisations fort imparfaites ont succédé à des états très prospères. La civilisation romaine n’est pas supérieure à la civilisation grecque, et le barbare moyen-âge ne peut être comparé aux temps d’Athènes et de Rome. On a pu souvent appliquer aux hommes changeant mal à propos de coutumes, de mœurs et de gouvernement, revenant à des institutions justement maudites par leurs pères, ces paroles de Cicéron que M. de Lafayette adressait à ceux qui, le gouvernement représentatif étant inventé, songeaient encore à la monarchie absolue : Quæ autem est hominum tanta perversitas ut, inventis frugibus, glande vescantur. Quelques peuples, comme les Chinois, sont restés immobiles après avoir de bonne heure atteint un état de civilisation fort avancé. De même les marsupiaux nous sont restés avec leurs défauts après avoir été les plus parfaits habitans d’un monde fait pour eux. Sociétés et organisations se sont perfectionnées d’autant plus vite qu’elles étaient déjà plus parfaites. Le goût d’une éternelle stabilité appartient surtout aux êtres inférieurs. Ce ne sont pas les peuples heureux, ce sont les mollusques qui n’ont pas d’histoire. Sir Charles Lyell a justement remarqué que dans notre siècle le progrès des arts et des sciences croît en rapport géométrique de la civilisation et de l’instruction générales, et qu’il diminue au contraire ou se ralentit dans la même proportion à mesure que l’on recule plus loin dans le passé. En histoire naturelle, les changemens sont de même, surtout prompts et remarquables chez les êtres supérieurs. L’appareil compliqué d’une excellente organisation ne peut se perpétuer longtemps sans se modifier, tandis que le règne animal dans les échelons inférieurs est plus stable. La machine à vapeur a été plus transformée et améliorée depuis cinquante ans que ne l’avaient été pendant plusieurs siècles les outils grossiers de nos pères. L’abîme est aussi plus grand entre la vie sauvage et la vie civilisée qu’il ne semble l’être entre les civilisations les plus diverses.

Les langages des nations présentent aussi des rapports que l’on peut assimiler à ceux des espèces et des genres d’animaux et de plantes. Ils se séparent, se confondent ou se créent comme les familles ou les races. L’union, la durée, les altérations, semblent soumises aux mêmes lois. Les naturalistes les plus divisés sur la notion de l’espèce conviennent que deux animaux spécifiquement différens ne peuvent s’unir ou s’unissent sans résultat durable. De même deux langues rapprochées ne donnent souvent pas naissance à une langue nouvelle, surtout à une langue durable. Il y a des mulets dans le langage comme dans la nature. Pour qu’un idiome réussisse