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gouvernement égyptien agit en cette circonstance avec une habileté consommée. Sous prétexte de réprimer la traite faite par les Européens, il prit des mesures draconiennes afin d’anéantir le commerce européen de Khartoum, dont le développement lui faisait ombrage, et, en affectant d’agir de concert avec les consulats, il parvint, après quatre ans de guerre sourde et patiente, à expulser de Khartoum toute la colonie européenne, les honnêtes gens comme les négriers. C’est une histoire instructive, sur laquelle on nous permettra de nous arrêter un moment.

En 1862, Saïd-Pacha avait reconnu, avec la bonne foi qui le caractérisait, qu’il s’était trompé en faisant une tentative de décentralisation dans le gouvernement de la Nubie, il avait rétabli dans cette vaste province, d’une étendue double de la France, le gouvernement militaire et quasi absolu qu’il avait supprimé six ans auparavant. Le soldat énergique et à demi sauvage qu’il mit à la tête du pays était un ex-mameluck circassien nommé Mouça-Pacha, musulman plus que tiède et néanmoins ennemi passionné de tout ce qui était européen. Saïd comptait bien sans doute surveiller cet homme et l’empêcher de dépasser certaines limites ; mais il mourut quelques mois après, et un hasard malheureux voulut que Mouça fût précisément le favori du successeur de Saïd-Pacha. On comprend aisément que, sûr de l’impunité, grâce à cette puissante protection, le nouveau satrape de Nubie allât dans la voie de l’arbitraire aussi loin qu’il le pouvait. Il débuta par un coup de maître. Obligé par ses fonctions de publier le firman d’abolition de la traite des esclaves, il l’avait brièvement accompagné de ce commentaire : « c’est un acte malheureux ; mais, puisqu’il a été fait, j’y tiendrai la main. »

Les négriers, qui formaient la presque totalité du commerce de Khartoum, interprétèrent ainsi ce mot d’un homme rusé et circonspect : « moyennant les accommodemens d’usage en ce pays, je fermerai les yeux sur les contraventions. » Pour plus de sûreté, quand l’époque des départs annuels pour le Nil Blanc fut venue, c’est-à-dire à la fin de septembre, ils demandèrent officieusement si la traite serait tolérée cette année ; on le leur promit, et ils payèrent sans murmurer l’énorme droit arbitrairement créé par Mouça-Pacha sur les équipages des barques qui remontaient le Nil. En mai 1863, ces barques revenaient à Khartoum chargées d’esclaves ; elles furent arrêtées par ordre du pacha, les armateurs jetés en prison, les chargemens d’ivoire confisqués, les esclaves également saisis pour le compte du gouvernement. Parmi les vekils (agens) arrêtés se trouvaient des employés de commerçans européens de Khartoum, et ces agens avaient fait la traite ou plutôt la contrebande des noirs pour leur (propre compte malgré les instructions verbales ou écrites