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prélevé pour lui sur le produit de ses brigandages. Cependant je ne veux pas me perdre dans le récit des faits isolés. Ceux que je viens de citer, et que je pourrais multiplier à l’infini en puisant dans les ouvrages de tant de voyageurs[1], nous édifient suffisamment sur ce sujet. « L’Égypte, dit M. Baker, favorise l’esclavage ; je n’ai jamais vu un seul employé du gouvernement qui ne le considérât comme une institution absolument nécessaire. De cette façon, toute démonstration ostensiblement faite par le gouvernement contre la traite des noirs n’est qu’une formalité pour tromper les puissances européennes. Quand on leur a fermé les yeux, et que la question est ajournée, le trafic de chair humaine recommence de plus belle. »

Ceci nous amène à parler d’un fait plus récent, mais assez délicat. Une partie de la presse française, d’accord en cela avec l’auteur du livre qui est l’occasion de ce travail, n’a donné qu’une adhésion très conditionnelle à une entreprise qui a justement occupé l’attention publique dans ces dernières années. Je veux parler de l’expédition égyptienne que sir Samuel Baker dirige sur le Haut-Nil. Nous ne pouvons que nous associer à ces réserves et à ces doutes. M. Baker est un homme capable, énergique, dévoué à l’abolitionisme. Si les conséquences de cette expédition dépendaient uniquement des intentions et des actes de M. Baker, nous pourrions être sans inquiétude ; mais un homme seul, si énergique qu’il soit, ne saurait prévaloir contre un gouvernement absolu dont les vues sont tout opposées aux siennes, et qui d’ailleurs peut le congédier au premier dissentiment qui éclaterait entre eux. En admettant même que sir Samuel Baker reste toute sa vie gouverneur-général avec pouvoirs illimités du territoire qu’il aura conquis pour le compte de l’Égypte, ses plans de civilisation finiront forcément avec lui, surtout s’ils sont en opposition directe avec les vues, les habitudes et les intérêts du gouvernement qui l’emploie. Encore une fois, notre confiance est acquise au futur conquérant du Haut-Nil ; mais il faudrait une dose d’ingénuité singulière pour étendre cette confiance au gouvernement égyptien. Le khédive a pu, pour bien disposer en sa faveur l’opinion de l’Europe éclairée, adhérer au moins par son silence aux plans civilisateurs de M. Baker ; il est clair toutefois que la civilisation du Soudan est ce qui le préoccupe le moins. La conquête de ce pays lui occasionnera des déboursés considérables, et la question pour lui est de rentrer le plus vite possible dans ses déboursés. Comment pourra-t-il y rentrer ? Par le commerce de l’ivoire, diront les uns ; mais ce commerce

  1. Voyages de Speke, Grant, Baker, Tinné, Heuglin, Harnier, etc.