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du Fleuve-Blanc sont trop prudens pour rien tenter à coups de fusil contre ce peuple indomptable. L’idée de faire une razzia sur les côtes de Sicile ne leur paraîtrait pas beaucoup plus extravagante que celle d’envahir à main armée ces pays inconnus et redoutables à tous les titres. On a trouvé plus aisé et plus sûr de faire des Gallas eux-mêmes les agens inconsciens de leur dépopulation, et voici comment on y a réussi. Quelques tribus gallas vivent à l’état de clans républicains ; mais l’esprit militaire a chez d’autres amené la création de royautés qui ont toutes les prétentions despotiques des autocraties plus civilisées. Les rois gallas n’ont pas de budget, ils n’ont pas, comme en certains pays d’Orient, un large patrimoine qui les fasse vivre ; ils ne peuvent guère thésauriser sur le butin fait en campagne, car il faut le distribuer aux guerriers. Ils doivent donc recourir à des ressources extraordinaires, et c’est la traite des enfans qui les leur fournit. Les uns, les plus francs, perçoivent un impôt d’enfans dans toutes les familles ; d’autres arrivent au même but par des amendes frappées en punition de délits plus ou moins réels, et c’est en enfans que l’amende se solde. Tel chef est soupçonné de conspirer contre le prince (soupçon absurde dans un pays où quiconque veut s’emparer du pouvoir n’a qu’à monter à cheval et appeler ses fidèles), vite on saisit les enfans du suspect et ceux de ses proches, et le fait paraît si naturel qu’il n’en résulte aucune révolte. Ces malheureux sont vendus par troupeaux, à vil prix et à deniers comptans, aux marchands du nord qui viennent chaque année faire une tournée dans les royaumes gallas, en ayant soin, bien entendu, d’éviter les territoires républicains où ils n’ont aucune affaire de ce genre à tenter, et où ils sont appréciés comme ils le méritent. Ces marchands sont Abyssins pour la plupart et musulmans ; on les appelle djiberti, nom qui a fini par s’étendre à tous les musulmans d’Abyssinie[1], flétrissure assez juste infligée à un culte qui permet et encourage cette infâme industrie.

Les marchands qui achètent les jeunes Gallas sur place ne sont jamais les mêmes que ceux qui les emportent en pays musulman. Il y a certains marchés spéciaux, comme Fadassi et Roghé en pays galla, et Basso sur la frontière sud d’Abyssinie, dans la province de Godjam, où la marchandise est livrée à des djiberti qui doivent la transporter à travers le territoire abyssin, ce qui n’est pas sans difficultés et sans danger. L’une des plus honorables singularités du peuple abyssin, c’est que, dans un milieu dont l’esclavage est la loi normale depuis des milliers d’années, il est, par tradition politique

  1. Le mot djiberti veut dire à la lettre habitant du pays de Djabarla (aujourd’hui province d’Ifat), où s’est infiltré de bonne heure l’islamisme, et avec lui le commerce des esclaves et la fabrication des eunuques. Voyez sur tout cela Makrizi, Histoire des rois musulmans dans le Habech, Leyde, éd. Rinck.