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— 40,000 personnes, dont 99 sur 100 sont dévorées d’inquiétude pour les soupçons dont elles sont l’objet, et regrettent la sécurité dont elles s’étaient flattées de jouir toujours dans cette grande et glorieuse capitale, devenue pour elles une autre patrie !

Ces 40,000 Allemands sont des membres utiles de la communauté industrieuse de la capitale. S’ils font leurs affaires, ils nous aident fort à faire les nôtres. Les ouvriers allemands de Paris sont estimés, parce qu’ils sont rangés ; mais ils n’empêchent personne de s’assurer le même titre d’estime. Comme employés de commerce, les Allemands sont excellens et recherchés à Paris comme partout. Comme banquiers, ils attirent chez nous et administrent habilement les capitaux dont s’alimente le travail national. Si Paris perdait l’élément germain de sa population, il faudrait dix ou vingt ans pour réparer cette perte.

En 1808, les troupes françaises avaient envahi l’Espagne. Sans s’exposer à passer pour un Prussien, il est permis de faire remarquer que l’entrée de l’armée allemande sur notre territoire diffère quelque peu de celle de l’armée française dans la Péninsule. Le conquérant qui régnait en France avait usé d’une fourberie indigne de son génie, indigne du nom français. Il avait fait pénétrer ses régimens dans les forteresses de l’Espagne comme des alliés ; puis levant le masque, il s’était érigé en maître. De même qu’aujourd’hui à Paris il y a des Allemands adonnés à l’industrie et au négoce, de même alors il y avait en Espagne beaucoup de Français fixés dans les villes pour se livrer aux arts utiles. Les exaltés de l’insurrection enflammèrent contre eux la passion des Espagnols. De là des scènes affreuses. Les massacres de Valence, commis à l’instigation d’un homme que M. Thiers appelle « le chanoine Calvo, scélérat venu de Madrid, » épouvantèrent alors le monde, et on serait en droit de dire que l’insurrection espagnole en a été déshonorée, si, grâce à l’activité généreuse d’un autre prêtre, le père Rico, Calvo n’avait été presque aussitôt incarcéré, jugé, condamné à mort et exécuté. Nous sommes loin de dire que ceux qui sèment aujourd’hui l’irritation contre les Allemands fixés à Paris nourrissent les mêmes desseins que l’atroce Calvo, — le mot est encore de M. Thiers ; — ils seraient au désespoir, nous en avons la conviction, qu’il arrivât des malheurs ; mais, qu’on ne l’oublie pas, rien n’est plus dangereux que d’exciter les passions populaires, alors surtout que les imaginations sont échauffées et les esprits aigris par des revers si inattendus. Une fois déchaînées, il n’y a aucun moyen de les retenir ; elles vont aux extrêmes.


MICHEL CHEVALIER.


C. BULOZ.