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Chatel avait déclaré les jésuites « corrupteurs de la jeunesse, perturbateurs du repos public, ennemis du roi et de l’état, » et cette opinion s’était perpétuée dans ce grand corps judiciaire.

La société de Jésus avait blessé par un genre particulier d’entreprises le sentiment chrétien de beaucoup de fidèles, en même temps qu’elle en contrariait d’autres dans leurs intérêts : le champ de la politique, ajouté à celui de la prédication, de l’enseignement et des missions, ne lui avait pas suffi ; par une aberration qu’il est impossible de s’expliquer, elle s’était lancée dans des opérations commerciales très vastes de la façon la plus ouverte, au mépris de ses statuts et de toutes les convenances. Ce fut l’origine du célèbre procès du père Lavalette, qui eut un si grand retentissement, et dont sortit la condamnation de l’ordre en France. Enfin les philosophes, qui, au milieu du XVIIIe siècle, exerçaient l’empire sur l’opinion des classes éclairées, lui étaient extrêmement hostiles. Il y avait incompatibilité entre leurs doctrines et celles de la compagnie de Jésus. Les unes étaient la négation des autres. Les philosophes étaient, sous des formes diverses et plus ou moins incomplètes, souvent erronées même, les partisans d’une révolution politique ou sociale qui se ferait sous l’invocation de la liberté. Ils étaient les précurseurs plus ou moins heureux du mouvement libéral qui depuis s’est accompli, et qui aujourd’hui se poursuit dans toute l’Europe. La société de Jésus au contraire niait la liberté telle que l’entendent les modernes. Elle professait les idées qui, de nos jours, ont été formulées dans le Syllabus ; mais d’un autre côté, les connaissances et les talens des membres de la société de Jésus, leur supériorité par rapport à tous les autres ordres religieux, la régularité de leurs mœurs, le dévoûment inaltérable avec lequel ils allaient convertir les infidèles dans toutes les parties du monde, leur attiraient un légitime tribut d’admiration. Ils comptaient des amis dévoués en très grand nombre et partout. C’étaient donc des adversaires difficiles a vaincre.

Outre les motifs d’hostilité contre la société de Jésus qui étaient communs à Pombal et à un grand nombre de cabinets européens, l’homme d’état portugais en avait d’autres qui sont exposés par M. Gomès. C’était à l’occasion des missions appelées réductions du Paraguay, ensemble de petites villes éparses sur une grande superficie et formées d’Indiens, principalement de Guaranis, que les jésuites avaient convertis, non sans courir de grands périls, et qui composaient une sorte d’état à demi civilisé gouverné par les missionnaires à l’exclusion de toute autre autorité. La cour de Madrid avait pleinement accepté ces arrangemens et cette sorte d’indépendance. La population des réductions, qui ne paraît pas avoir excédé en tout 2 ou 300,000 âmes, était inoffensive et douce ; elle vivait dans la plus entière soumission sous l’autorité d’une poignée de pères