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Les Chinois, en nourrissant un poisson avec des herbes, réalisent une remarquable économie ; chez nous, le poisson revient beaucoup plus cher parce qu’il ne se nourrit des herbes aquatiques que de seconde main, en dévorant des espèces phytophages. Il suffit, comme exemple, d’établir le prix de revient de la chair du brochet. On admet que le kilogramme de chair de brochet est produit par la consommation de 30 kilogrammes de poisson. Si ce poisson n’avait aucune valeur ou était nuisible, évidemment l’élevage des carnassiers serait avantageux ; mais il n’en est pas ainsi. Le poisson blanc le plus commun présente une valeur marchande ; dans nos pays peuplés outre mesure, il sert directement à l’alimentation de l’homme. Par conséquent, multipliée par 30, sa valeur, même minime, donne à la chair du brochet un prix excessif et constitue une perte réelle pour la consommation. Les Chinois au contraire ont fait pour les herbes de l’eau ce que nous ne savons faire que pour les herbes de la terre : ils les font paître directement par des animaux dont l’homme se nourrit ensuite.

Ces considérations ne manquent pas d’à-propos, si l’on songe à la disette dont nous sommes menacés. Alors qu’en présence d’une sécheresse dont l’histoire fournit peu d’exemples, nous avons vu tous les bestiaux menés à l’abattoir, les prix s’avilir, les fermiers, les propriétaires ruinés par une vraie calamité publique, que ne devons-nous pas craindre pour l’an prochain ! Où trouverons-nous des sujets pour réparer les pertes de l’espèce ? À l’étranger ? N’y comptons pas. La guerre, — comme si ce n’était pas assez d’un fléau à la fois, — la guerre étend ses horreurs sur le pays. En privant l’agriculture de bras, en amenant les bestiaux en nombre inusité sur quelques points définis, elle va encore troubler plus profondément l’équilibre de la production et de la consommation. La famine est à nos portes, famine relative sans doute, non comparable aux famines du moyen âge, mais famine indigne de l’humanité au XIXe siècle. En temps ordinaire, le blé nous viendrait en suffisante quantité des quatre parties du monde, — les moyens de transport sont désormais suffisans pour cela. Des fourrages s’y joindraient, qui pourraient sauver nos derniers bestiaux. Aujourd’hui qui remplacera les animaux que la panique des premiers jours a fait sacrifier ? Le temps seul refait des organismes vivans ; pour tous, mangeurs et mangés, c’est l’étoffe dont la vie est faite ; c’est aussi la vraie difficulté du problème.

Voici donc les ports de la Baltique et les chemins de l’Allemagne centrale fermés par la guerre. Nous ne pouvons plus espérer que la Pologne et la Russie nous envoient leurs blés par terre ; nous ne pouvons plus attendre ni de Prusse, ni de Saxe, ni de Wurtemberg, ni de Hongrie, les moutons dont nous manquerons. En réalité, notre