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constitution et les mœurs romaines disparurent dès que Rome fut maîtresse du monde ; à partir de ce jour-là, Rome fut gouvernée par le monde, et ce ne fut que justice.

Chaque année eût ainsi apporté à l’état de choses sorti de Sadowa les plus profondes transformations. Une heure d’aberration a troublé toutes les espérances des bons esprits. La présomption et l’ignorance des uns, l’étourderie et la vanité des autres, l’absence de pondération sérieuse dans le gouvernement, les accès bizarres d’une volonté intermittente comme les réveils d’un Épiménide, ont amené sur l’espèce humaine les plus grands malheurs qu’elle eût connus depuis cinquante-cinq ans. Un incident qu’une habile diplomatie eût aplani en quelques heures a suffi pour déchaîner l’enfer… Retenons nos malédictions ; il y a des momens où l’horrible réalité est la plus cruelle des imprécations.


II

Qui a fait la guerre ? Nous l’avons dit, ce me semble. — Il faut se garder, dans ces sortes de questions, de ne voir que les causes immédiates et prochaines. Si l’on se bornait aux considérations restreintes d’un observateur inattentif, la France aurait tous les torts. Si l’on se place à un point de vue plus élevé, la responsabilité de l’horrible malheur qui a fondu sur l’humanité en cette funeste année doit être partagée. La Prusse a facilement dans ses manières d’agir quelque chose de dur, d’intéressé, de peu généreux. Sentant sa force, elle n’a fait aucune concession. Du moment que M. de Bismarck voulut exécuter ses grandes entreprises de concert avec la France, il devait accepter franchement les conséquences de la politique qu’il avait choisie. M. de Bismarck n’était pas obligé de mettre l’empereur Napoléon III dans ses confidences ; mais, l’ayant fait, il était obligé d’avoir des égards pour l’empereur et les hommes d’état français, ainsi que pour une fraction de l’opinion qu’il fallait ménager. Le grand mal de la Prusse, c’est l’orgueil. Foyer puissant d’ancien régime, ses gentilshommes sont blessés de voir des roturiers, je ne dis pas plus riches qu’eux, mais exerçant comme eux la profession qui ailleurs est le privilège de la noblesse. La jalousie chez eux double l’orgueil. « Nous sommes une jeunesse pauvre, disent-ils, des cadets qui veulent se faire leur place dans le monde. » Une des causes qui ont produit M. de Bismarck a été la vanité blessée du diplomate abreuvé d’avanies par ses confrères autrichiens traitant la Prusse en parvenue. Le sentiment qui a créé la Prusse a été quelque chose d’analogue : l’homme sérieux, pauvre, intelligent,