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quatre-vingt-cinq, il s’affaiblit encore dans une proportion notable, 133 ; de quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix, on n’en compte plus que 26 ; de quatre-vingt-dix à quatre-vingt-quinze, il n’en reste que 6, témoins vivans de la révolution ; au-delà de quatre-vingt-quinze ans, il n’y en a plus. Les années, les infirmités, qui pèsent double sur des hommes d’un si grand âge, ne leur ont point laissé une mansuétude extrême dans le caractère ; dans tout hospice de la vieillesse, les sentimens qui dominent sont la haine, l’envie, le besoin de nuire. Entre eux, ces béquillards se disputent, s’injurient ; ils se provoquent, se cachent des gardiens pour « vider leurs querelles, » ont des combats où les insultes d’ailleurs tiennent plus de place que les horions, car dans leurs mains le bâton qu’ils brandissent ressemble au telum imbelle de Priam. Ce troupeau de vieillards est fort malaisé à conduire : ils ne se révoltent plus comme autrefois, mais ils font une opposition systématique à tout règlement. D’avance ils trouvent tout absurde, même le gouvernement qui les fait vivre. On ne doit pas en être surpris. Certes ils sont ingrats, et ne considèrent pas assez combien c’est un grand bienfait pour eux que d’être admis dans cette maison hospitalière, où leur repos est assuré jusqu’à la fin de leurs jours ; mais pour en arriver là, pour en être réduit à considérer comme une grâce suprême de pouvoir manger la pitance hospitalière, il faut avoir subi tant de déboires, tant de misères, tant de désillusions, qu’il reste au fond du cœur un levain d’amertume contre l’humanité tout entière, contre la vie elle-même. C’est ce qui les rend excusables, ces malheureux, et c’est ce que les rapports administratifs font ressortir avec une sage indulgence lorsqu’ils constatent que la population de Bicêtre est toujours mécontente et frondeuse ; ils ajoutent cependant une observation qui semble contradictoire : « il est à remarquer, disent-ils, que les administrés qui ont reçu le plus d’éducation, qui ont connu l’aisance, sont ceux qui se plaignent le moins. » Pour ces derniers sans doute, c’est l’orgueil qui leur ferme la bouche. Quoi qu’il en soit, en 1848, pendant les journées de juin, on a pu voir quel esprit animait ces vieillards ; le principal meurtrier du général Bréa appartenait à l’hospice de Bicêtre.

La majeure partie des pensionnaires est formée d’anciens artisans, de vieux militaires, à qui nulle blessure grave n’a ouvert les portes de l’Hôtel des Invalides, de domestiques qui n’ont pas su faire d’économies. A côté de ces indigens, et ne s’y mêlant qu’avec réserve, vient un certain nombre de déclassés qui ont connu de meilleurs temps : ce sont des artistes, des écrivains, des professeurs, des inventeurs, des commerçans, des fonctionnaires, qui, par suite d’incurie, de malheurs, se sont trouvés réduits à solliciter une