Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 89.djvu/378

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moins reconstituée pour retrouver avec le temps une fortune inattendue : les abus de la force ont de ces inévitables retours.

Franchement, et sans même nous souvenir qu’il s’agit de nous, est-ce bien sérieusement qu’on prétend fonder la paix sur l’humiliation de Paris et sur le démembrement de la France ? Mais d’abord Paris n’est pas encore tombé, que nous sachions, aux mains du vainqueur ; il attend la bataille sans s’inquiéter du nombre de ceux qui le menacent. Paris dût-il avoir le malheur de succomber, ce qui n’est point certes dans les prévisions du moment, il n’aurait pu dans tous les cas être enlevé qu’au prix de torrens de sang allemand, versés pour la satisfaction d’un orgueil de conquérant. Et quand Paris en serait venu à cette extrémité, ce serait la France entière qui se lèverait pour continuer la lutte. Admettez, si vous voulez, cette hypothèse désespérée d’une France abattue à ce point qu’elle fût obligée de subir la loi du vainqueur, de souscrire à ses conditions, croit-on par hasard que ce serait la paix ? Mille fois non. La Prusse aurait creusé un abîme entre les deux peuples, elle aurait semé sur son passage une haine inextinguible dont se nourriraient des générations entières. La France, si dure que fût la loi qu’on aurait momentanément le pouvoir de lui imposer, resterait la France ; elle se ramasserait en elle-même jusqu’au jour d’une suprême et furieuse revendication.

La paix ainsi comprise ne serait pas évidemment la paix pour bien des raisons, et elle ne serait pas même la sûreté pour l’Allemagne. C’est là pourtant le prétexte sous lequel se cachent les appétits d’envahissement. Il faut, dit-on, que l’Allemagne prenne ses précautions défensives ! Le moment est en vérité bien choisi pour invoquer de tels argumens. Eh bien ! supposez tout cela. L’Alsace et la Lorraine sont violemment annexées à l’Allemagne à la suite de défaites nouvelles de la France. Pense-t-on qu’il suffise de rappeler à ces provinces qu’elles ont une origine germanique ? se figure-t-on qu’elles s’abandonnent tranquillement à leurs dominateurs ? La Prusse elle-même constate chaque jour les hostilités qu’elle rencontre dans les populations ; elle fusille de malheureux paysans, et l’autre jour encore, auprès de Sedan, pour punir des gardes nationaux de s’être défendus, elle a brûlé un village avec les femmes, les enfans et les vieillards. De deux mille habitans, il en est resté trois cents, c’est M. le duc de Fitz-James qui l’atteste.

Croit-on maintenant que ces provinces soient faciles à réconcilier ? Elles ne resteront pas seulement françaises par le cœur, elles le seront par le souvenir du mal qu’on leur a fait. Elles seraient pour l’Allemagne bien plus qu’une Venise toujours agitée. Ce n’est pas tout, en poussant jusqu’au bout cette âpreté d’ambition, la Prusse aurait rendu un triste service à l’Allemagne ; elle dénaturerait entièrement son esprit et son rôle dans le monde ; elle en ferait une puissance qui représenterait désormais la force et la conquête dans l’Europe moderne. Les rôles se-