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édit à ce sujet : l’ordre mis dans les deniers publics et les rigoureux avertissemens aux hommes chargés de les manier en tenaient la place. Une condamnation comme celle de Fouquet ôtait toute opportunité aux plaisanteries du théâtre. Cependant il n’est pas juste de dire que Molière, par exemple, n’ait pas songé à la maltôte : on oublie M. Harpin de la Comtesse d’Escarbagnas. Ce n’est qu’un receveur des tailles, et il n’a qu’une scène où l’auteur se garde de mettre aucun mot sur les misères dont les gens de cette sorte affligeaient le peuple ; mais son nom même est expressif, et cette scène unique offre le canevas du Turcaret. Lesage s’en est parfaitement souvenu dans la situation où l’homme aux écus exhale sa colère contre la personne qu’il entretient. Qu’est-ce que la comtesse d’Escarbagnas, sinon la baronne de Porcandorf plus chargée et plus ridicule ? Qu’est-ce que M. Harpin, sinon Turcaret moins largement développé ? Il s’explique assez clairement quand il dit : « M. le receveur ne sera plus M. le donneur. » Et avec quoi donnait-il, je vous prie ? d’où venait l’argent dont il comblait la très équivoque comtesse ? Nul ne pourrait dire ce que Molière eût fait de cette situation, s’il ne s’était pas borné à un simple cadre dans lequel il introduisait un ballet ; mais il est certain que M. Harpin est le type primitif de tous les financiers du théâtre, et l’on voit qu’à l’origine même ce rôle ne manquait pas de hardiesse.

Après Molière, une quinzaine d’années s’écoulent sans qu’il se montre, et, quand il reparaît, il est beaucoup plus timide. Dancourt le remet sur la scène vers 1690 dans l’Eté des coquettes. Il le mêle à tous les types de bourgeois, de procureurs, de marchands, d’officiers, dont il remplit son théâtre. Dancourt, écrivain facile et observateur ingénieux, a fait la comédie des professions diverses, et parmi les divers métiers il s’est gardé d’oublier les manieurs d’argent. M. César-Alexandre Patin fait le galant avec les coquettes, qui veulent bien le souffrir et se charger de le décrasser, pourvu qu’il joue gros jeu et qu’il perde toujours. Ses pistoles et ses diamans font passer ses billets, qu’il date « en l’an de grâce 1690, et du bail courant le troisième, fait en mon bureau. » Il donne des régals dans sa maison de campagne, et fait des vers amoureux où il vante les traiteurs fameux du temps, car l’un des traits constans de ce rôle, une marque distinctive de cette classe d’hommes, c’est le goût et la science de l’art culinaire. Leurs repas étaient somptueux ; ils avaient les meilleurs officiers de bouche. Depuis La Bruyère, qui les a vus de près, jusqu’à Montesquieu, qui a méprisé leur société, tous les moralistes, tous les comiques, tous les romanciers, ont parlé de leur table, qui eût été la meilleure de Paris, s’ils avaient pu se résoudre à ne manger jamais chez eux. Ils ont inventé des mets nouveaux ; ils ont créé les noms de certains plats. Les manuels