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plutôt abattre deux et trois fois. Un tel homme n’a garde de faire quelque chose de commun, il se ferait siffler de tous les gens d’affaires. L’argent détruit tous les bons sentimens, il ajoute à la dureté de complexion celle de la condition et de l’état. « Un bon financier, dit La Bruyère, ne pleure ni ses amis, ni sa femme, ni ses enfans. » Turcaret ne connaît pas même sa famille ; il laisse sa sœur dans l’abjection, et elle vient faire le métier de revendeuse dans la maison où il est maître et qu’il entretient de ses honteuses prodigalités. Il a relégué sa femme en province, et il lui doit cinq quartiers de sa maigre pension ; il est vrai que cette épouse est digne de son époux et qu’elle court les aventures à Paris. Cependant il tient table ouverte et traite chaque jour quelques beaux esprits, parmi lesquels le poète Gloutonneau, qui n’ouvre la bouche que pour manger, homme bien agréable. Il fait lui-même des vers dont voici un échantillon :


Soyez assurée que mon âme
Conservera toujours une éternelle flamme
Comme il est certain que trois et trois font six.


« Jamais les Voiture ni les Pavillon n’en ont fait de pareils. » Au milieu de ces galanteries, la bassesse première, le valet, percent toujours. Turcaret, trompé par la baronne, a des colères violentes ; il casse les porcelaines, qu’il paiera plus tard avec usure ; puis il fait amende honorable, car il voit moins clair dans les intrigues amoureuses que dans les manœuvres de finances. La bête, le monstre échappé reprend, le frein sous la main caressante de la courtisane, et il est alors plus bridé, plus sanglé, plus aveuglé que jamais. Comment peut finir Turcaret, si ce n’est par la ruine et la prison ? Au dénoûment, l’honnêteté est vengée, la probité, la bonne foi, prennent leur revanche ; mais Lesage est trop philosophe pour s’arrêter à cette conclusion optimiste. Après le maître, il reste le valet. « Voilà le règne de M. Turcaret fini, dit Frontin, le mien va commencer. »

Turcaret est de tous les temps, et c’est pour cela que ce rôle est un caractère de plus dont Lesage a doté notre théâtre. Cependant il n’est pas également saisi et reconnu à tous les momens. Il en est de lui comme de Tartufe, il y a des jours où en voyant l’un ou l’autre on s’écrie d’une voix unanime : « Le voilà ! c’est bien lui ! » C’est qu’alors ils sont à l’ordre du jour. Le public est tout prêt à la révolte contre la tyrannie de l’avarice ou de l’hypocrisie. Pour ne parler que de Turcaret, jamais il ne provoque de rires plus pleins de mépris, ni d’applaudissemens plus vengeurs, que lorsqu’on souffre de l’aspect de ses pareils, et que l’âme de l’honnête homme est indignée des scandales publics de l’argent.