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embarras ; peut-être les opinions se seraient-elles divisées, peut-être bien des esprits émus de tant de malheurs se seraient-ils dit tout bas qu’il valait mieux encore payer la rançon de la guerre et subir un pénible sacrifice que de prolonger cette effroyable lutte. Cette épreuve du moins nous a été épargnée par la brutale audace de la politique prussienne. On sait maintenant à quoi s’en tenir ; on n’ignore plus ce que M. de Bismarck veut de nous, ce qu’il entend par la paix. La démarche de M. Jules Favre, telle qu’elle s’est faite, telle qu’elle s’est dénouée, a démasqué l’ennemi, dégagé la responsabilité de la république nouvelle, et infailliblement elle fera passer les sympathies universelles dans notre camp. En d’autres termes, cette tentative crée une nouvelle situation pour tout le monde : pour la Prusse, qu’elle place désormais ouvertement dans l’attitude d’une puissance implacablement agressive ; pour la France, dont elle a simplifié le devoir en frustrant la dernière espérance d’une transaction acceptable, en ne lui laissant d’autre issue qu’une lutte à outrance ; pour l’Europe, qu’elle réduit à l’alternative de s’annuler elle-même ou de tourner enfin les yeux vers ce grand et terrible drame de la guerre qui se déroule autour de Paris, sans qu’elle ait trouvé jusqu’ici un mot sérieux à dire.

Examinons un instant cette situation dans ses élémens essentiels et sous son triple aspect. Quel a été le mobile de la Prusse dans sa manière d’accueillir des ouvertures honorables ? que peut-elle attendre ? Comment pense-t-elle arriver à son but ? Par quelles considérations puissantes s’est-elle décidée à prolonger une lutte qui n’est plus pour elle ni une nécessité de défense, ni même une condition de grandeur et d’ascendant légitime ? Les Allemands doivent avoir beaucoup de sang de reste, puisque les politiques de l’état-major prussien en sont si prodigues. Ce qui est certain, c’est que M. de Bismarck a des façons étranges de justifier des prétentions pour lesquelles il se dispose à immoler encore d’innombrables existences humaines. M. de Bismarck a des raisons véritablement curieuses, qui n’ont pas plus persuadé M. Jules Favre qu’elles ne persuaderont l’Europe. Il ne croit pas, il ne peut pas ou il ne veut pas croire à la possibilité d’une paix sérieuse entre la France et l’Allemagne ; il est convaincu que nous voudrons, un jour ou l’autre, laver ce cruel affront de Sedan, — et, comme la paix serait difficile sans être cependant impossible, sans être au-dessus des efforts de tous les esprits sincères, si elle était faite dans des conditions d’équité, le chancelier prussien remédie à tout cela en commençant, lui, par créer une cause certaine, immédiate, mille fois légitime et permanente de guerre ; M. de Bismarck ne se fait d’ailleurs aucune illusion. Il sait bien, comme il le dit lui-même, que les provinces qu’il veut prendre sont françaises de cœur, qu’elles resteront françaises, et qu’elles seront toujours difficiles à contenir. N’importe, c’est sa manière à lui de faire la paix, de