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pacifique, sombrerait bientôt dans le despotisme pour renaître, après vingt ans, au milieu des cruelles épreuves de la guerre et de l’invasion ? C’est là cependant notre histoire, c’est le dramatique résumé de nos crises et de nos malheurs, que Lamartine n’a pas vus jusqu’au bout, mais au milieu desquels, tant qu’il a vécu, il a joué un rôle, soit par la parole, soit par l’action, gagnant ou perdant la popularité, et représentant en somme moins une politique qu’une fascination de génie, une impatience de grandeur et de gloire, une immense ambition déçue au moment où elle croyait toucher le but.

Certes, si pour gouverner les hommes et pour fonder un régime public il ne fallait que l’éclat d’une imagination puissante et toutes les séductions d’une inépuisable éloquence, Lamartine eût été un des premiers parmi les politiques contemporains, un des fondateurs d’une république pacifique et libérale en 1848, l’inspirateur et le guide d’une démocratie victorieuse. Un instant il a pu croire qu’il avait réalisé ce rêve où il se voyait tour à tour poète, historien, chef populaire, orateur tribunitien, homme d’état d’une révolution triomphante. Par quelle progression mystérieuse en était-il venu là, et comment du haut de ce rêve retombait-il vaincu dans un délaissement amer et sombre ? C’est que ce n’était peut-être qu’un rêve, et cette destinée elle-même est comme une légende dans notre histoire politique. Rien ne ressemble moins en effet à la vie précise et coordonnée d’un homme public, d’un chef de parti, que cette existence flottante et complaisamment livrée à tous les souffles. Le rôle de Lamartine, c’est son génie, c’est l’expansion d’une somptueuse et prodigue nature se déployant dans sa liberté, et mieux faite assurément pour une sorte de prosélytisme tout personnel d’imagination que poux une action collective et définie. Puisqu’il a voulu être un politique, il l’a été, mais il l’a été en restant toujours lui-même, un être singulièrement multiple sous une apparence d’harmonieuse unité, homme de la restauration métamorphosé en républicain, conservateur avec des vues et des impatiences de radicalisme, radical avec des habitudes, des traditions conservatrices, et par-dessus tout poète, homme d’inspiration et d’entraînement.

Il l’a dit, et il faut le croire, il portait en lui le germe des grandes ambitions, le pressentiment des destinées agitées ; il aspirait à la politique comme à la vocation de sa vie, comme à un autre mode de manifestation plus retentissant et plus populaire. C’est ainsi qu’en 1833, revenant d’Orient, il entrait dans les chambres de la monarchie de juillet, protégé par sa renommée de poète, mais inconnu comme homme public et comme orateur, indépendant des partis, cherchant l’occasion et le moyen de se faire une place dans la mêlée des opinions, et au fond, sans l’avouer, sans sortir d’une