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devant eux qu’un obstacle militaire à vaincre et rien à respecter. C’est ainsi que le génie pratique de M. de Bismarck veut être obéi. Il entend la politique non en homme du XIXe siècle, mais en homme du XVIe siècle, absolument étranger ou indifférent à toute théorie spéculative ou sentimentale, ne voyant que le but précis et déterminé, poursuivant un résultat et ne se laissant détourner de ses desseins par aucune objection humanitaire. Il ne se demanda point si Strasbourg renfermait des œuvres admirables que toute nation civilisée se devait à elle-même de protéger contre la destruction. Il voulait Strasbourg, il ordonna qu’on prît la ville aussi vite que possible, et on se mit à l’œuvre. Cette froide politique contenait en germe tous les malheurs et toutes les tristesses du siège. Les Strasbourgeois n’avaient point affaire à des hommes qu’on pût toucher par des considérations humaines ; ils avaient en face d’eux un système, un esprit de conquête implacable qui ne pouvait être satisfait que par la prompte capitulation de la place.

Les Allemands, qu’on accuse quelquefois de lenteur, montrent au contraire dans cette campagne qu’ils savent à merveille le prix du temps. Toutes leurs opérations se font depuis l’origine avec autant de rapidité que de précision. Ils connaissaient la situation de la France en général et celle de Strasbourg en particulier, ils savaient que nulle part nous n’étions préparés à la défense, qu’en se pressant ils allaient prendre au dépourvu la ville assiégée, et ils ne perdirent pas un jour pour l’investir. Rien en effet n’était prévu pour un siège. Le lendemain du combat de Wissembourg, le maréchal Mac-Mahon, en marchant au secours de la division Douay si maltraitée, avait emmené avec lui toutes les forces et toute l’artillerie disponibles. Son désastre enlevait à la ville une partie des défenseurs sur lesquels elle eût dû compter. Heureusement 3,000 hommes de toutes armes y rentraient après la journée de Reischoffen et comblaient les vides de la garnison ; heureusement encore, pour approvisionner l’armée du Rhin, on venait d’emmagasiner des céréales et de parquer des bestiaux derrière les remparts. Enfin un homme résolu, dont toute la France connaît aujourd’hui et honore le nom, le général Uhrich, communiquait partout autour de lui l’énergie patriotique dont il était animé. Quelques jours plus tard, un excellent général d’artillerie, M. de Barral, pénétrait dans la place à travers les lignes d’investissement et offrait à la défense le plus utile concours ; mais ce qui faisait surtout la force de Strasbourg, c’était le patriotisme et l’esprit militaire de ses habitans. Ils sentaient que leur nationalité était en jeu, qu’il s’agissait pour eux d’être conquis ou de demeurer Français. Habitués à vivre dans une ville de guerre, comptant dans leurs rangs beaucoup d’anciens soldats, la