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partie : un neveu du banquier, Franval, qui est au nombre des créanciers, qui a même refusé d’être soldé à part, soutient ceux-ci quand ils s’ébranlent. Ce terrible homme de bien les empêche de consentir à leur défaite et de signer le contrat d’union que l’intrigant leur allait arracher. Il force même Durville à se reconnaître, à répudier son crime ; le mari et la femme se décident à tout perdre, mais Duhautcours, intrépide jusqu’à la fin, tient tête à la mauvaise fortune. La défection au milieu du combat ne le trouble pas ; il se tourne contre Durville lui-même et le menace. Vaincu sans ressource, il conserve son audace, et son dernier mot à son vainqueur Franval est sublime d’impudence : « Les honnêtes gens ne me font pas peur. »

Cette situation de l’assemblée des créanciers appartient en propre à Picard : il a les mêmes droits d’inventeur sur une foule de détails ; mais le fond de sa comédie était déjà dans cette vieille pièce du Théâtre-Italien, le Banqueroutier, dont nous avons parlé ; déjà le ménage Persillet offrait la première ébauche du ménage Dur-ville, un mari faible et vaniteux accouplé à une femme légère et folle ; déjà la théorie de la faillite frauduleuse professée au Théâtre-Français de la république avait été exposée à l’hôtel de Bourgogne par les comédiens italiens de sa majesté le roi Louis XIV. D’ailleurs l’auteur de Duhautcours, donnant un exemple assez peu suivi, avouait lui-même ses emprunts dans sa préface, à une époque, il est vrai, où les préfaces n’étaient pas un moyen de glorification personnelle. Plus honnête que les deux financiers de sa pièce, Picard reconnaissait sa dette, et par là même il montrait ce que l’idée primitive avait gagné entre des mains plus habiles. Une esquisse capricieuse et par momens puérile était devenue une peinture vivante. Ces hommes d’argent, on les reconnaissait à leurs procédés, à leurs paroles ; on se retournait de tous côtés pour chercher les originaux, on les montrait au doigt. Dans une ville de province, il arriva par hasard que l’acteur, prononçant des paroles sévères contre cette classe de personnes, dirigea sa main vers un point de la galerie où se trouvaient assis certains particuliers bien connus. Des applaudissemens éclatèrent et furent répétés jusqu’à ce que le comédien, d’abord étonné, dut comprendre la cause de cette émotion. Le lendemain les mêmes spectateurs, déterminés à braver les huées du public, vinrent s’asseoir à la même place, et, comme l’auteur glissait sur le passage périlleux avec une prudente réserve, le parterre déconvenu demanda avec des cris : « les gestes ! les gestes ! » L’œuvre de Picard se changeait beaucoup plus que ne l’avaient prévu et les acteurs et l’auteur en une œuvre vengeresse.

Cette liberté du théâtre ne dura qu’autant qu’elle servit la