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camp, vérifia le sexe, et dit : « Une petite fille. » À ce moment, la mère se jette à genoux, saisit son enfant, l’embrasse avec transport, et restait penchée, collée sur sa fille comme si elle eût voulu ne jamais s’en séparer. Le commis se leva, vint à la femme, et lui dit avec ce flegme que donne l’habitude du même spectacle souvent répété : « Si cela vous fait tant de peine d’abandonner cet enfant, pourquoi ne le gardez-vous pas ? » Elle se redressa d’un bond, passa sa manche sur son visage tuméfié, ne se retourna même pas, poussa la porte et s’enfuit. Je demeurai stupéfait ; le commis me regarda et me dit : « C’est toujours comme ça ! »

Oui, « c’est toujours comme ça, » lorsque c’est la mère elle-même qui fait l’abandon, car elle se trouve tirée entre les mouvemens instinctifs de la nature et une résolution irrévocablement prise ; mais les choses se passent bien plus simplement lorsque c’est un intermédiaire désintéressé, une sage-femme par exemple, qui apporte l’enfant. Pour beaucoup de femmes de cette espèce, le nom qu’on leur donne est bien celui qu’elles méritent, saga signifie sorcière : plus que d’autres, et par leurs fonctions mêmes, elles sont accoutumées aux œuvres ténébreuses qui déroutent la justice et lui échappent le plus souvent, Ces créatures excellent à épouvanter les pauvres filles qui ont recours à elles à la dernière heure ; elles les effraient sur les suites d’une première faute, les poussent à se débarrasser de leur enfant, et se chargent, moyennant salaire, d’accomplir toutes les formalités imposées. Souvent encore c’est le garçon de bureau d’un commissaire de police qui, tenant entre ses bras un paquet de chinons où s’agite un petit être chétif, vient faire les déclarations requises ; dans ce cas, presque toujours c’est un enfant réellement trouvé qu’il apporte ainsi. En 1869, on en a reçu quatre-vingts de cette catégorie, qui tous avaient été exposés dans des lieux publics, églises, rues, jardins, passages ; l’un d’eux avait été abandonné dans une voiture de place.

Tous les jours, la préfecture de police et les hôpitaux envoient à l’hospice de la rue d’Enfer les enfans dont les parens sont « empêchés, » parce qu’ils ont été écroués en prison ou sont entrés à l’hôpital. J’ai vu arriver « le dépôt » de l’Hôtel-Dieu, c’est-à-dire sept ou huit bambins de tout âge, vêtus, les uns de guenilles, les autres de ces costumes prétentieux, décolletés, qui semblent faits pour des chiens savans ; du reste indifférence absolue sur ces jeunes visages, à peine un sentiment de curiosité éveillé par la vue d’un endroit nouveau. Ces enfans sont gardés à l’hospice jusqu’à ce que les parens aient fini leur temps ou soient guéris. Fréquemment cette hospitalité transitoire est rendue définitive ; lorsque les parens meurent et que nulle âme charitable ne consent à se charger de l’orphelin, on fait administrativement ce qu’on nomme l’abandon, et l’enfant