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courir sans frein la plume qu’il trempait dans sa haine de patriote et d’exilé ? Des mots que nous ne redirons pas émaillent chaque page des Châtimens. Les injures sont-elles des argumens, et les vers sont-ils plus éloquens parce qu’ils écument de colère ? A notre avis, la sagesse conseillait, même au lendemain des lois violées, même dans l’exil et dans la solitude, de dire la vérité pure sans y employer d’efforts. Si l’écrivain voulait le succès de sa cause au tribunal des hommes de raison, non de sa parole et de sa plume au jugement de ses amis politiques, il eût été habile de suivre le conseil de la sagesse. Nous ne craignons pas de l’affirmer, ce beau livre, en demeurant dans les bornes de la gravité, en se proposant moins d’être fort qu’irréfutable, aurait rendu à la cause de la justice et de la liberté un plus grand service. Ce n’est pas tout ; lancer dans l’Europe curieuse ou indifférente un acte d’accusation qui atteignait non pas seulement l’ennemi et son entourage, mais le pays presque entier, l’armée, la magistrature, l’église, le peuple même et les faubourgs, la bourgeoisie surtout, c’était établir mal à propos entre le dictateur et les Français une sorte de solidarité. Que ne pourrait-on dire du moment où l’auteur publiait cette œuvre admirable malgré ses défauts ! Par cela même qu’il a beaucoup deviné, il a dû souvent accuser sans preuves ; il a montré de la clairvoyance en pure perte. Les poètes ont quelquefois la faculté de divination ; mais les bons politiques tiennent compte des circonstances, et ne parlent qu’avec la chance d’être crus sur parole. D’ailleurs bien des gens qui sont aujourd’hui avec l’auteur des Châtimens, bien des esprits sérieux croient que le pouvoir absolu n’a pas manqué d’exercer sa corruption, et que le livre, grâce à la démence du prince, a gagné en vérité, en équité. Cette sanglante satire, estimée d’abord injuste, puis justifiée peu à peu par celui dont le rôle était de la faire mentir, c’est là un phénomène dont l’histoire gardera le souvenir.

Voilà pour le poète, envers lequel on doit maintenir aujourd’hui ses réserves aussi bien que l’on maintenait, il y a un an, une entière indépendance à l’égard du pouvoir. Quant au pays, malgré la confession, sincère que nous avons faite de son imprudence, nous n’avons pas dit toute la vérité. La France, et sur ce point nous consentons à être confondus dans le grand nombre, a manqué de prévoyance et de résolution. Parce que le suffrage universel était affolé d’un nom, nous avons cru que la valeur de l’homme était la moindre affaire ; nous avons donné les mains à cette politique d’entraînement, sans faire de conditions, sans préserver l’avenir. Il nous a fait des ennemis de tous les peuples de l’Europe, même de ceux pour lesquels il a prodigué notre sang et notre or. Son