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l’épaule, la cartouchière bien garnie. Nous avions fort bon air avec nos feutres a plumes noires, nos larges ceintures bleues et nos hautes guêtres. Nous marchions d’un bon pas, en grand ordre et en grand silence, à travers des terres cultivées, où de larges choux étalaient leurs feuilles bleuâtres toutes chargées de rosée ; une brume dense et froide couvrait encore les coteaux, mais sous ces voiles humides on devinait le soleil qui allait bientôt sécher les vapeurs et éclairer une journée splendide.

Je n’ai pas à vous raconter ce malheureux combat de Châtillon, dont les récentes péripéties sont présentes à tous les souvenirs ; vous vous rappelez comment le plan habilement combine du général D… échoua malgré l’héroïque effort de l’artillerie, malgré la solidité des troupes et des gardes mobiles de la Bretagne, par la faute de quelques soldats qui se débandèrent dès le commencement de la journée. On nous avait disséminés, mes francs-tireurs et moi, sur les pentes du coteau qui regardent vers Issy. Nous devions de là surveiller les mouvemens de l’ennemi, avec ordre, s’il se montrait en force, de nous replier sur l’aile droite de nos troupes. Par malheur, une partie de cette aile ayant fléchi dès le matin, nos lignes de tirailleurs se trouvèrent très exposées. L’ennemi cherchait à nous tourner, il fallut se replier vivement en se protégeant du mieux que l’on put. Tous ces mouvemens ne s’accomplirent pas sans quelque désordre. Mes hommes, recrutés presque tous en province, bons chasseurs pour la plupart, mais soldats novices, ne connaissaient guère mieux la manœuvre que le pays ; plusieurs se trouvèrent dispersés pendant la retraite, et ne parvinrent qu’assez tard dans la journée à rallier la compagnie.

J’avais depuis le matin perdu de vue Germer, et je commençais à m’inquiéter à son sujet, quand enfin je le vis paraître. Il arrivait hors d’haleine, le visage couvert de poussière et de sang.

— Êtes-vous blessé ? s’écria-t-on de tous côtés.

— Rien, une égratignure au front, cela ne vaut pas la peine d’en parler.

Le son de sa voix me frappa, il me sembla que depuis le matin elle avait changé de timbre. Il jeta un casque prussien à mes pieds. — J’ai tué celui qui le portait, nous dit-il. C’était, je crois, un officier bavarois.

Nous l’entourâmes. — Bravo ! m’écriai-je en lui frappant sur l’épaule ; c’est le plus jeune d’entre nous qui rapporte le premier trophée !

— Oui, reprit-il avec une sorte d’amertume, j’ai conquis un casque, et nous avons perdu Châtillon !

Il nous raconta qu’il s’était, au moment de la retraite, trouvé brusquement face à face avec cet officier bavarois, qu’une lutte