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visage pâle, effaré d’un zouave. Il promena dans le chemin un coup d’œil hagard ; je ne sais s’il me vit, mais il n’ouvrit pas la bouche, et, se redressant, il fit, sans parler, avec ses bras, un grand geste, geste inexprimable de découragement ou de malédiction, puis il disparut. Cet homme, cette apparition, cette fuite muette, me glacèrent. Il se faisait alors partout un grand silence, une de ces accalmies menaçantes comme il y en a parfois au milieu de la tempête. Il me sembla que je restais seul au monde, et qu’il se passait ce jour-là sous le ciel quelque chose d’étrange, d’inusité et de terrible, et, n’étant plus maître de moi, je voulus à tout prix savoir. Je m’élançai vers la crête du talus, j’y touchais, j’allais l’atteindre, quand je me sentis repoussé. Je me retins aux branches, j’avançai de nouveau ; mon fusil, embarrassé dans les broussailles, résista comme s’il eût été saisi par une main invisible… Alors, mon capitaine, la peur me prit, une peur insensée ; un nuage passa sur mes yeux, tout chancela autour de moi, et, me débarrassant brusquement de mon fusil, je le rejetai en arrière, et je m’enfuis. Oui, monsieur, je m’enfuis comme un lâche, sans savoir pourquoi, sans rien voir, sans penser, et je ne revins à moi qu’auprès de Paris, à quelques pas des remparts. Je suffoquais, le sang bouillonnait dans mes artères ; il me fallut plusieurs minutes avant de me reconnaître.

Des soldats ivres se dirigeaient vers une des portes où se pressait une foule inquiète qui les interrogeait. Je m’approchai ; des hommes du peuple, des femmes, entouraient un soldat. — Qu’y a-t-il ? que se passe-t-il ? demandait-on de toutes parts. — Eh bien ! répondait la voix avinée, il y a que nous sommes en déroute. — Mais qu’est-il arrivé ?… Avez-vous été surpris ? Les munitions ont-elles manqué ? — Des munitions ! répondait le soldat avec son impudence hébétée, nous n’avons pas seulement brûlé une cartouche, puisque nous sommes en déroute depuis ce matin.

D’indignation et de colère, je faillis me jeter sur cet homme, et puis je me souvins… La vérité m’apparut : qu’avais-je fait ?… Ah ! monsieur, il y a des tortures qui ne se peuvent dire. Oui, toute la vérité m’apparut. Je vous vis en pensée, vous, mon capitaine, je vis mes braves compagnons, mes sœurs, la France trahie et l’honneur perdu. Pardonnez, je pleure, ce souvenir me tue. Je me remis à courir ; mais cette fois j’allais à mon poste, j’allais reprendre mon arme jetée à terre et mourir. Ma résolution était ferme, absolue, et je ne craignais qu’une chose : c’était de ne pas retrouver mon chemin. J’appelai à mon aide tout mon sang-froid pour m’orienter, et quand j’eus fixé ma direction, je me mis en route. Bientôt je me croisai avec un détachement de troupes qui rentrait en bon ordre ; la retraite était donc commencée ! Je me cachai pour n’être pas