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secours. Nous acceptons de grand cœur, et demain nous serons à l’œuvre. Pour ce soir, l’important est de trouver un gîte ; tous les lits, tous les bancs, tous les billards, tous les parquets, sont occupés ou retenus ; il faudrait être général pour obtenir une botte de paille. Nous allons au bout du village, dans la campagne, à la recherche d’une maison isolée, si pauvre qu’elle soit ; c’est notre dernière espérance. Notre bonne fortune nous sert à souhait ; on nous donne, non sans hésitation, l’hospitalité dans une chaumière ; le passage de 80,000 soldats a visiblement effrayé nos hôtes, et nous avons quelque peine à gagner leur confiance.

Le 30.

Le 30 août au matin, l’ambulance quitte le Chesne, où nous restons. La journée est prise tout entière par nos malades, la première organisation n’est qu’improvisée ; mais tout ira bien.

Les derniers Français sont partis ; ce pauvre village est abandonné. « On nous laisse seuls livrés à l’ennemi, » répète-t-on partout. Les Prussiens ne peuvent être loin, et pourtant personne ne sait où ils sont. Le soir à cinq heures, un exprès apprend au maire qu’une avant-garde ennemie campe à une demi-lieue du village. La stupeur est générale. Jamais chroniqueur du XVIe siècle n’a décrit plus d’horreurs que n’en imaginent les pauvres habitans désespérés. Quelques personnes riches abandonnent leurs maisons ; le conseil municipal s’est dispersé en partie. Le maire, M. Lefèvre, un vieillard de cœur, tient tête malgré ses soixante et onze ans au mal qui menace le pays ; voilà cinq jours qu’il ne dort pas, il a logé l’empereur, reçu le maréchal Mac-Mahon, le général de Failly, les domestiques des princes et des généraux. Tantôt avec ses hôtes, tantôt à la mairie, occupé à répondre aux exigences d’une armée de 80,000 hommes qui veut des logemens, des vivres, des voitures, et ne comprend pas l’impossible, — aux plaintes de ses administrés qui l’assiègent sans cesse, il est épuisé, mais il restera debout jusqu’à ce que les forces lui manquent. Cependant les jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans s’enfuient vers Rethel ; on dit que les Prussiens les mettraient sur le front de leur armée. Les propriétaires conduisent leurs chevaux dans des champs écartés pour échapper aux réquisitions. On démonte les voitures, on jette une roue dans un fossé, une autre plus loin, la caisse ailleurs ; les maisons arborent le drapeau des ambulances, la grande rue du Chesne semble parée pour une procession ; les familles se groupent, les femmes dont les maris sont partis vont s’établir chez des voisins. Le propriétaire du café de France efface son enseigne ; divers marchands font de même. Le receveur des domaines enlève sa pancarte ; on cache les armes, on cache l’argent et les vivres. A sept heures, nous traversons la