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où sont passés plus de 200,000 hommes, qui a dû fournir plus de 100 voitures de réquisitions, héberger au moins 500 soldats par jour, souvent nourrir 3 et 400 chevaux, et cela après l’épuisement où l’avait laissé l’armée française. Ce qui nous reste de vivres est bien peu de chose.

Les soldats qui passent une demi-journée et la nuit au Chesne ne sont pas bruyans : ils déchargent les bateaux de vivres et les fourgons que notre intendance a laissé prendre, réparent leur matériel de campagne, se promènent en causant. Les officiers boivent en silence au salut de la patrie allemande notre vin de Champagne sur la place du marché ; cette place est encombrée de caisses à la marque des meilleures fabriques. De bonne heure, le soldat allemand rentre chez l’habitant et pense au souper ; il inspire une terreur dont il profite. On ne sait pas sa langue, la difficulté est de s’expliquer ; on le laisse aller de la cave au grenier, il prend le vin et les vivres, et une partie de la nuit se passe autour de la table. Je n’ai pas entendu parler pendant mon séjour au Chesne de violences sur les personnes. Les vols d’objets mobiliers ont été rares ; on m’a seulement signalé un Bavarois qui avait pris une montre et un châle ; je sais aussi qu’un bataillon a dévalisé un marchand de bas sans rien laisser dans la boutique.

Les troupes que nous voyons appartiennent surtout au contingent de Bavière et de Wurtemberg ; les Prussiens et les Saxons, paraît-il, ont plus de hauteur et de morgue ; les soldats que le Chesne a hébergés sont aussi relativement peu nombreux ; on n’a pas fait ici de ces grandes réquisitions de bœufs et de moutons qui ont désolé d’autres parties du département. De plus le village est petit, la surveillance des chefs peut s’exercer directement, et tout acte de pillage serait aussitôt sévèrement puni. Je ne crois donc pas qu’il faille juger de la conduite de toute l’armée par ce qui s’est passé sous nos yeux. On dit que les généraux allemands tiennent à honneur de maintenir une discipline sévère, ce n’est là, ajoute-t-on, qu’hypocrisie ; cette hypocrisie du moins est un hommage à l’humanité, et il faut l’accepter avec bonheur, puisqu’elle adoucit les maux de la guerre.

Les Allemands, qui sont bons légistes, prétendent se conduire d’après ce principe que l’habitant est neutre et que l’armée victorieuse ne peut exercer contre lui d’autre droit que celui de réquisition ; ce droit suffit pour dévaster un pays. Presque toutes les réquisitions de vivres du moins sont faites par les maires et constatées par des pièces authentiques ; quant aux bêtes à cornes, aux chevaux, aux voitures, que les Prussiens ont enlevés aux propriétaires, le nombre en est inscrit sur des reçus de l’intendance prussienne. Les réquisitions militaires sont des billets à ordre dont le