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les patriotes — vit accourir dans les camps de la Silésie et de la-Saxe, ou dans les hôpitaux de Bohême, tous ceux que nous avons connus dans les salons de Berlin, penseurs et grands seigneurs, savans et dames du monde, Sahel, comme toujours quand il s’agissait d’un mouvement spontané, fut à la tête. Elle rêvait de faire déclarer neutres toutes les femmes, qui pourraient alors plus aisément alléger les maux de la guerre. Elle donna ses joyaux les plus chers, les derniers 100 thalers de sa cassette, — les économies de sa médiocrité, — elle resta des journées entières au chevet des blessés, fit elle-même la cuisine pour les malheureux. A Prague, elle établit un bureau de renseignement et de secours, acheta des chemises, recueillit de l’argent, pansa les blessures des Français comme des Allemands. « Un ennemi blessé n’est plus un ennemi, » disait-elle. Comme toutes les âmes vraies que les théories sur le bonheur de la paix perpétuelle n’ont pas faussées, Rahel était enthousiaste des hautes vertus qu’engendre la guerre, de l’humanité des officiers, de l’esprit de discipline, de la modestie, de la résignation des soldats, du courage, de l’oubli de soi, de la disposition d’âme de tous. Elle-même se sentait, « une fois au moins en sa vie, princesse, » parce qu’elle pouvait être bonne à quelque chose ; elle se trouvait heureuse, parce qu’elle pouvait servir ; elle était profondément reconnaissante à Dieu de lui permettre enfin d’être quelque chose à autrui. « Comme Dieu me protège et me bénit, s’écrie-t-elle, puisqu’il me permet de faire du bien dans cette misère ! » On ne la reconnaît plus ; cette personne nerveuse, souffreteuse, étendue sur sa chaise longue, occupée à rêver, à méditer sur la nature humaine, sur l’énigme du monde, la voilà tout activité, tout enthousiasme, tout mouvement. Trahie par ses forces physiques et obligée de s’aliter à son tour, elle fait venir devant son lit les pauvres et les blessés. Le changement n’est pas très profond néanmoins ; c’est bien elle encore, les circonstances seules mettent au jour ce qu’il y avait en elle. Qu’on ajoute à la vue de ces indicibles souffrances les angoisses qu’elle éprouve pour Varnhagen, dont pendant des mois elle n’a point de nouvelles, ses craintes pour Marwitz, l’ami intime d’autrefois, celui de Varnhagen, qui lui était arrivé couvert de huit blessures, et lui avait échappé avant d’en être guéri. Et pourtant elle est sereine, presque gaie. Toutes les douleurs imaginaires, les douleurs trop réelles aussi que produit et que surexcite l’oisiveté chez les personnes nerveuses, avaient disparu. Elle comprenait mieux que jamais la valeur de l’activité en ce monde, et combien la spéculation la plus habite a peu de droits devant la réalité. Les hommes d’action lui apparaissaient soudain en toute leur grandeur. Outre Marwitz, qui lisait dans son lit les dialogues de Platon, elle avait retrouvé à Prague sa chère Joséphine de Pachta, et après onze ans