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toujours le grand nombre. C’est là qu’elle apprit à connaître les hautes classes allemandes et leur peu de valeur. Originairement Rahel était attirée vers l’aristocratie, et cela était naturel chez une organisation comme la sienne. Les hautes classes sont capables de développer un certain idéal, parce qu’elles sont dégagées des soucis quotidiens et matériels ; aussi les esprits d’élite recherchent-ils volontiers ces régions où ne pénètrent pas les préoccupations mesquines de la vie journalière et des besoins vulgaires. Ils sont aussi d’autant plus choqués lorsque, au lieu de profiter de leur situation exceptionnelle, les personnes de ce rang ne font que couvrir sous de beaux dehors leurs mesquines pensées et leur brutalité de cœur. A Rahel ce monde-là devint odieux malgré ses belles manières, quand elle le vit de près. Elle ne s’en rattacha que davantage à ses anciens amis, à Mme de Sagan, à Henriette Mendelssohn, à Joséphine de Pachta, à Gentz lui-même malgré ses faiblesses, à Nostitz enfin, ce fidèle Eckardt de son regretté Louis-Ferdinand, et qui, malgré tout ce qu’il avait eu personnellement à souffrir de la domination française, ne se laissait point aller aux puérilités des Tudesques. Elle revit aussi Henriette Herz, Dorothée Veit et Frédéric de Schlegel, — toujours le même, grignotant des biscuits et exaltant la poésie et les principes du moyen âge, — les baronnes d’Arnstein et d’Eskelès, toutes nos anciennes connaissances de Berlin en un mot ; mais elle ne chercha point à s’en rapprocher. Elle y sentait je ne sais quoi de factice, un trait commun de comédie, et cela suffit pour la tenir éloignée. Avant la fin de l’année (1815), elle partit avec Varnhagen pour Carlsruhe, où il était nommé ministre résident de Prusse.

Une nouvelle époque commença dès lors pour elle et pour son pays. Politiquement le grand effort du peuple allemand fut mal récompensé ; ni la liberté, ni l’unité, pour lesquelles on avait combattu, ne vinrent couronner la victoire. Un long règne de méfiances injustes, de tyrannie pédantesque, d’humiliations incessantes, vint s’appesantir sur le pays, qui croyait avoir tout souffert. Au point de vue national et politique, les années de 1815 à 1848 furent les plus honteuses et les plus tristes que connaisse l’histoire de l’Allemagne. Déçu dans ses espérances et ses aspirations nationales, le peuple revint à ses préoccupations d’autrefois : le même esprit qui avait régné de 1750 à 1805 l’emporta, quoique moins puissant et moins original, après une courte éclipse, de 1815 jusque vers 1840 ; seulement il affecta une forme nouvelle, celle de la spéculation philosophique, du système scientifique, de la recherche érudite. Le travail de l’Allemagne n’était pas fini ; il lui fallait encore un quart de siècle pour le compléter, elle prit son temps. L’évolution de la civilisation allemande, qui avait commencé avec l’apparition du Messie