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leur marche un triomphe. Les réclamations et les murmures se perdent dans le bruit grandissant de l’apothéose. Voyez comme Chateaubriand conquiert rapidement son époque et comme il la domine ! comme il prolonge son empire jusqu’aux approches de notre génération ! Il est vrai que ces exagérations de succès, ces anticipations d’immortalité subissent d’implacables retours d’opinion. La réflexion finit par prendre ses revanches sur les surprises de l’enthousiasme. Bien des choses sont remises en question. Arrive un jour où la justice littéraire n’a plus qu’à se défendre des entraînemens contraires. Voyez encore Chateaubriand. Que d’atteintes à sa gloire posthume ! La statue du demi-dieu est encore debout ; mais que de nuages amoncelés autour de ce front olympien, et comme déjà le rayon a pâli !

Pendant que ces conquérans prennent d’assaut la gloire et s’établissent du premier élan au sommet d’un siècle, plus d’une intelligence d’élite, l’égale à certains égards de ces victorieux, médite ou rêve à l’écart des chemins où passe le bruyant triomphe.

Il y a ainsi, à côté et en dehors de la voie triomphale, de ces méditatifs auxquels la foule ne prend pas garde, mais qui jugent admirablement la foule et ses idoles, qui, sans refuser au génie l’admiration à laquelle il a droit, ne veulent être ni dupes ni complices des apothéoses, qui se retirent avec une sainte horreur loin des sentiers battus et du tumulte humain, qui, au lieu de se produire, se concentrent, au lieu de se disperser se recueillent, qui, jouissant d’eux-mêmes et de leur pensée, ne l’excitent pas à se répandre au dehors par une fécondité artificielle, mais la laissent se former lentement, élaborer sa sève, et la recueillent goutte à goutte, n’en prenant que la plus pure essence et la condensant en sagesse exquise.

Ils ne peuvent pourtant pas si bien tenir leur sagesse cachée qu’elle n’éclate par quelque endroit, et ne se révèle par quelque signe d’un jugement supérieur. Aussi arrive-t-il que ces grands esprits silencieux sont bientôt investis, malgré eux-mêmes, en dépit de leur ingénuité sincère, à cause d’elle peut-être, d’une sorte de magistrature d’idée et de goût dont personne ne songe, dans le cercle où elle s’exerce, à vérifier les titres, et dont on accepte d’autant plus volontiers les arrêts qu’elle ne les-impose pas ; mais il y a loin de là à la gloire. Que de temps faut-il, quel concours de circonstances propices et de dévoûmens passionnés pour que le monde s’habitue à ces noms nouveaux qui se sont toujours tenus à l’écart de lui et ne lui ont rien demandé que son facile oubli ! Il semble que le public veuille, par sa lenteur à les accepter, se venger de ces réserves excessives qui ne sont pas sans quelque air de dédain. Il y