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n’avait accès aucune des prétentions qui peuvent désunir les hommes où la bonhomie s’unissait à la célébrité, où, sans y penser, on se faisait une occupation assidue de louer tout ce qui est louable où l’on ne songeait qu’à ce qui est beau. » C’est au sortir de ces réunions que Joubert résumait sa pensée sur la conversation. « Il faut savoir entrer dans les idées des autres et savoir en sortir, comme il faut savoir sortir des siennes et y rentrer. — L’attention de celui qui écouté sert d’accompagnement dans la musique du discours — Il faut porter en soi cette indulgence et cette attention qui font fleurir les pensées d’autrui. »

Nous pouvons nous faire une idée juste de ce qu’était Joubert au milieu de ses amis d’après cette page des Mémoires d’outre-tombe qui porte la date de 1801. C’est tout un portrait enlevé par le peintre, avec quelle verve brillante et quels traits décisifs ! « Plein de manies et d’originalité, Joubert manquera éternellement à ceux qui l’ont connu. Il avait une prise extraordinaire sur l’esprit et sur le cœur, et quand une fois il s’était emparé de vous son image était là comme un fait, comme une pensée fixe, comme une obsession qu’on ne pouvait plus chasser. Sa grande prétention était au calme, et personne n’était aussi troublé que lui ; il se surveillait pour arrêter ces émotions de l’âme qu’il croyait nuisibles à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger les précautions qu’il avait prises pour se bien porter, car il ne pouvait s’empêcher d’être ému de leur tristesse ou de leur joie ; c’était un égoïste qui ne s’occupait que des autres. Afin de retrouver des forces il se croyait obligé de fermer les yeux et de ne point parler pendant des heures entières. Bien seul sait quel bruit et quel mouvement se passaient intérieurement pendant ce silence et ce repos !… Profond métaphysicien, sa philosophie, par une élaboration qui lui était propre, devenait peinture ou poésie ; Platon à cœur de La Fontaine il s’était fait l’idée d’une perfection qui l’empêchait de rien achever. Dans des manuscrits trouvés après sa mort, il dit : « Je suis comme une harpe éolienne qui rend quelques beaux sons et qui n’exécute aucun air. » Mme victorine de Châtenay prétendait qu’il ami l’air d’une âme qui avait rencontré pur hasard un corps et qui s’en tirait comme elle pouvait. »

Le lien de ces réunions était Mme de Beaumont, cette fille de M. de Montmorin à laquelle s’attachait un charme étrange. Elle avait sa légende. On disait tout bas, de crainte d’évoquer des souvenirs lugubres (l’assassinat de son père, tombé sous le couteau des septembriseurs), qu’elle n’avait elle-même échappé dans sa fuite à la pitié dédaigneuse d’un comité révolutionnaire que par la pâleur mortelle empreinte sur son visage, et qui semblait disperser le bourreau de