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tout seuls et qui portent avec eux leur place. » — Et ailleurs, dans cette même veine d’idées : « Les mots qui ont longtemps erré dans la pensée semblent être mobiles encore et comme errans sur le papier ; ils s’en détachent pour ainsi dire dès qu’une vive attention les fixe, et, accoutumés qu’ils étaient à se promener dans la mémoire de l’auteur, ils s’élancent vers celle du lecteur par une sorte d’attraction que leur imprime l’habitude. »

Certes, si une fois l’art de Joubert a triomphé dans ce prodigieux effort pour étreindre l’insaisissable, c’est dans les deux pages où il se demande : Qu’est-ce que la pudeur ? Jamais peintre ou musicien n’a réussi à ce point de rendre sensible un objet plus subtil ; l’art est tel que le charme de cet objet, qui devrait périr par la précision de la peinture, redouble par la pureté et la grâce du dessin. Je ne citerai que les premières lignes de ce morceau. « La pudeur est on ne sait quelle peur attachée à notre sensibilité qui fait que l’âme, comme la fleur, qui est son image, se replie et se recèle en elle-même, tant qu’elle est délicate et tendre, à la moindre apparence de ce qui pourrait la blesser par des impressions trop vives ou des clartés prématurées. De là cette confusion qui, s’élevant à la présence du désordre, trouble et mêle nos pensées, et les rend comme insaisissables à ses atteintes ; de là ce tact mis en avant de toutes nos perceptions, cet instinct qui s’oppose à tout ce qui n’est pas permis, cette immobile fuite, cet aveugle discernement et cet indicateur muet de ce qui doit être évité ou ne doit pas être connu ; de là cette timidité qui rend circonspects tous nos sens, et qui préserve la jeunesse de hasarder son innocence, de sortir de son ignorance et d’interrompre son bonheur ; de là ces effarouchemens par lesquels l’inexpérience aspire à demeurer intacte, et fuit ce qui peut trop nous plaire, craignant ce qui peut la blesser. »

L’antiquité, sa littérature, devaient enchanter cet esprit amoureux d’harmonie et de clarté. Ses jugemens sur Homère, sur Xénophon, sur Cicéron, sont comme un regard profond et droit qui démêle l’essence de chaque auteur ; mais Platon surtout le ravit. C’est qu’il y a des races d’âmes qui circulent à travers les siècles, et Joubert a senti la secrète hérédité. La semence immortelle des idées s’agite au fond de cette intelligence éprise des formes pures. Il est platonicien par une analogie plutôt sentie que facile à définir. Tous ses amis, M. de Fontanes entre autres, par une sorte d’instinct qui devint dans cette société une chère habitude, l’appelaient Platon. » Nous avons vu que Chateaubriand, voulant peindre d’un mot la sublimité habituelle de sa pensée jointe à la plus aimable bonhomie, le définissait « un Platon à cœur de La Fontaine. »

Certes, de notre temps, on a creusé à de plus grandes