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Silva au-dessus de tous les charmes de la poésie. Qu’importe que la vie soit pour l’âme endolorie un chemin semé de déceptions et de douleurs, si l’on a pour compagne dans ce chemin une Fedalma ? Qu’importe que le monde soit une triste mascarade où celui qui change de fortune ne fait que changer de haillons ? Avec l’amour de Fedalma, le monde acquiert plus de prix ; quand il ne serait qu’une mascarade, les haillons vaudraient bien la peine d’être portés.

Ces discours raniment le courage de don Silva ; mais Juan n’est pas toujours là, et la solitude fait de la nature un désert immense, inhospitalier, quand l’âme troublée a peur d’être en présence d’elle-même. C’est alors que les rues de sa ville, les autels de son église, la demeure de ses ancêtres, les bannières, les trophées, reviennent en foule assiéger la pensée de Silva, lui reprocher son crime : tant d’images chères ou saintes, tant de souvenirs pieux, tant de sermens qu’il avait prêtés ! Une nuit surtout revient à sa mémoire, la nuit solennelle de la veillée des armes, lorsqu’il se voyait sur le point d’être armé chevalier. Il était aussi dans la solitude, mais combien différente ! solitude peuplée de noms glorieux et de choses divines qui aujourd’hui se dressent devant lui pour l’accuser… Il veillait alors pour se rendre digne de ceindre l’épée au nom du Christ, aujourd’hui il veille sous les insignes du mécréant ; c’est le fer d’un mécréant qu’il porte à son côté : il a juré d’anéantir la croix ! Il recevait avec un saint orgueil les titres de chevalier chrétien : qu’est devenu le chevalier, qu’est devenu le chrétien ?

À ces redoutables pensées, la tempête s’élève de nouveau dans le cœur de l’apostat ; l’image de Fedalma elle-même ne peut lui rendre le calme. Un autre supplice s’ajoute à celui du remords. Les bohémiens dont il a fait ses compagnons le regardent comme un traître, le haïssent comme un persécuteur. N’est-il pas un chef espagnol, le maître du château où leurs frères étaient captifs, destinés au bûcher ? Dans leur langage, que Silva ne comprend pas, mais dont un geste ennemi, dont un regard farouche, expliquent le sens, ils se communiquent leur passion haineuse contre le nouveau-venu. Un d’eux entonne le chant sauvage qu’ils font entendre à ceux des chrétiens qui viennent se mêler à leur troupe, chant de menace et de terreur composé en langue espagnole pour servir d’épreuve et d’avertissement. Tous joignent leurs voix au concert barbare qui semble assaillir le duc et l’enfermer dans le cercle d’une adjuration démoniaque.


« Frère, entends notre malédiction, malédiction sur l’âme et sur le corps ! Si tu ne hais pas tous nos ennemis, si tu ne te lies pas à la chaîne de nos misères, tu n’es qu’un faux bohémien !

« Puisses-tu être en proie à la faim et à la soif, aux douleurs aiguës,