Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 90.djvu/447

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aux griffes de la disette te déchirant seul et abandonné, sans autres témoins que les vautours pour entendre tes gémissemens !

« Que tes mains soient brûlantes, ta tête en feu, tandis que sur une mer de sable la fièvre t’a étendu mourant, tandis que l’on cerveau délirant voit briller une eau courante, et que ton oreille assourdie sent palpiter tes veines enflammées !

« Que ta langue et ta lèvre ne puissent recevoir une goutte d’eau ni de la terre ni du ciel, tandis que le désert ardent s’appesantit sur ton angoisse, et que le ciel et la terre semblent se rapprocher pour t’étouffer !

« Puisses-tu languir seul et le jour et la nuit, haïr les ténèbres, haïr la lumière, prier et n’avoir pas d’oreille pour t’entendre, n’apercevoir aucun frère près de toi, jusqu’à ce que tu implores la mort, la mort qui passe sans t’écouter, et que tu hurles pour chasser les vautours !

« Sois maudit dans ton âme et dans ton corps ! Si tu aimes les ennemis des hommes à la peau brune, si tu n’acceptes pas à toujours la chaîne de leurs misères, tu n’es qu’un faux bohémien ! »


Nous ne traduisons que la première partie de ce chant original. Après avoir maudit le renégat, s’il ne hait pas les chrétiens, ils le maudissent, s’il ne hait pas la croix. Les images de sang et de feu remplissent cette seconde moitié, qui pour l’énergie n’est pas au-dessous de la précédente.

Ce chœur est pour Silva celui des implacables Euménides attachées à ses pas ; ces cris sauvages sont l’expression des remords qui poursuivent sa conscience. L’auteur d’Adam Bede et des Scènes de la vie cléricale retrouve ici ses inspirations favorites. Sans être calviniste ni puritain, George Eliot se plaît dans la peinture de l’âme du pécheur en présence du mal qu’il a fait, mal irrémédiable suivant le dogme désespérant de l’église dont il procède, quoiqu’il n’en soit pas le disciple. Silva est livré aux souffrances du damné ; l’enfer le possède, le torture de son vivant. Point de salut, point d’issue, point d’espérance pour le criminel ! C’est ainsi que le philosophe affranchi de la croyance étroite de ses pères conserve sur le mal accompli les mêmes idées sombres, le même penchant au culte de la fatalité. Presque tous les romans de l’auteur avaient pour centre un repentir sans issue. C’est le fond de l’histoire lamentable de la pauvre Janet dans Janet’s Repentance ; c’est l’idée capitale du livre qui a fait la grande réputation de l’auteur : Hetty, coupable d’infanticide et contrainte d’avouer son forfait, attire l’intérêt du lecteur beaucoup plus que l’honnête et irréprochable Adam Bede. Un crime secret sert de nœud à Silas Marner, et Romola ne serait plus un roman sans le récit des remords que