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Devoir de Romain, son épouse Fulvie ; mais l’Égyptienne, artificieuse et passionnée, a des séductions qui l’égarent. Elle a aimé César, plus tard elle voudrait bien prendre dans ses filets le prudent Octave ; mais tant que l’époux de Fulvie est près d’elle, il est son dieu Mars, elle le flatte et l’admire, elle l’aime on croit l’aimer, et Antoine est capable de toutes les folies pour la disputer à ses rivaux. La tendresse de Cléopâtre est un amour de courtisane, et ce sont là précisément les amorces qui font commettre des crimes. Elle est pour son amant la sublime enchanteresse ; Antoine s’acharne d’autant plus à sa possession qu’il sait que le cœur de cette femme est capable de le trahir. Il meurt dans ses bras, et lorsqu’elle le suit dans la mort, bien que son trépas soit le sacrifice de l’orgueil, le nom d’Antoine est le dernier mot qu’elle prononce. Voilà les amours qui aboutissent au parjure et aux forfaits. Fedalma est trop régulière et trop correcte pour entraîner don Silva au déshonneur et à l’apostasie. Une nouvelle Cléopâtre expliquerait mieux la chute de ce nouvel Antoine. Nous ne saurions reprocher à George Eliot de n’être pas Shakspeare. Notre pensée se borne à constater qu’il a vu dans Silva le damné et dans Fedalma l’occasion innocente de sa damnation : il s’est proposé de peindre le remords beaucoup plus que la passion qui en est la cause. Cette conception une fois admise, il est juste de reconnaître que le portrait de l’apostat est tracé avec une grande énergie, et que dans cette bohémienne trop anglaise l’auteur a pourtant su rendre au vif l’instinct de la liberté sauvage et de l’existence nomade.

L’œuvre nouvelle de George Eliot porte le titre de poème. Est-ce une épopée ? est-ce un drame ? Le dialogue y occupe la plus grande place, et l’ouvrage se développe en une série régulière de situations ; mais la partie narrative est considérable, et ne pourrait être réduite à de simples indications de mise en scène. Ce défaut ramène à chaque instant la personne de l’écrivain, et choque l’œil du lecteur par le changement continuel de la disposition typographique. Il doit être attribué à l’inexpérience de l’auteur, qui s’essaie dans mn genre nouveau : les habitudes du romancier ont un peu nui à la tentative du poète. On ne passe pas impunément de la prose aux vers et du réalisme à l’idéal. Nous n’insisterons pas sur quelques imperfections de la forme : George Eliot, dont la plume a mieux réussi dans les passages lyriques de son ouvrage que dans le reste, a dû sans doute éprouver que la prose n’est pas la meilleure préparation au vers iambique, bien que ce dernier soit le mètre qui s’en rapproche le plus. Il a été mieux servi par sa grande habileté à peindre les individus et les caractères. Il y a dans sa Zingara espagnole une foule de personnages secondaires qui