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même jusqu’à l’engager à suspendre la publication des journaux ; mais que serait donc devenue cette population nerveuse et impressionnable, pour laquelle la conversation parlée ou écrite est un article de première nécessité, si on l’avait privée à la fois des théâtres, des clubs et des journaux dans le moment même où toute communication lui était interdite avec le reste du monde ? Paris n’aurait-il point cuit dans son jus, suivant l’expression réaliste du chancelier de la confédération du nord ? Au surplus était-il bien possible d’interdire les clubs ? Depuis le commencement du triste drame auquel nous assistons, n’en avons-nous pas vu se former tous les jours et à toute heure sur les boulevards, autour des kiosques des marchands de journaux, dans les rues, partout ? L’histoire de ces clubs en plein vent ne serait pas moins curieuse et moins pittoresque à coup sûr que celle des clubs domiciliés, et elle donnerait peut-être une indication plus vraie de l’état des esprits et des impressions ou des fièvres fugitives qui les ont tour à tour et à de si courts intervalles abattus et surexcités. Trop souvent ces discussions de trottoir dégénéraient en scènes de pugilat, et le public intervenait pour séparer les combattans, quand ils ne se traînaient pas mutuellement au poste en se qualifiant « d’espions prussiens ; » mais parfois le débat conservait jusqu’au bout des allures modérées et polies, on y prenait la parole à son tour, et le public applaudissait aux bons endroits. Cela tournait même à la conférence quand l’orateur était éloquent ou simplement intéressant. Un soir, vers une heure du matin, en face de la mairie de la rue Drouot, un fort attroupement encombrait la rue. Les parapluies étaient ouverts, car il pleuvait à verse. On venait, sans aucun doute, d’afficher une nouvelle importante qui retenait le public à cette heure maintenant indue et par ce temps détestable. Point. Il s’agissait simplement d’une comparaison entre les institutions de la France et celles de l’Angleterre. Un jeune orateur, revêtu de l’uniforme de la garde mobile, expliquait le mécanisme et les procédés de la justice criminelle en Angleterre, et il les comparait à ceux de nos cours d’assises, en donnant la préférence aux procédés anglais. Sa parole était claire, et il paraissait bien connaître son sujet ; on l’écoutait avec une attention soutenue ; l’auditoire avait oublié l’heure, il ne semblait point s’apercevoir qu’il avait les pieds dans la boue, et que les parapluies formaient des gouttières. Ah ! c’est que beaucoup de ces auditeurs de hasard ne devaient retrouver en rentrant chez eux qu’un foyer désert ; mieux valaient la pluie et la boue que cette solitude lourde et glacée. Les exilés se groupent volontiers, et tant d’hommes que les cruelles exigences de la guerre et, de l’état de siège ont séparés de leurs familles ne sont-ils pas