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de la rive gauche. Les costumes diffèrent, car l’habit noir et la cravate blanche ne sont point de mise dans les clubs, mais entre le courtisan d’hier et le démagogue d’aujourd’hui combien de points de ressemblance ! C’est la même étude attentive des passions, des goûts et des préjugés du maître et la même habileté savante et ingénieuse à les flatter. « Le monde a les yeux sur vous, disait un orateur de la salle Favié à son auditoire agréablement saisi par cet exorde. Vous faites l’admiration de l’univers, et c’est Belleville qui sauvera l’Europe. » — « Le peuple seul, s’écriait un autre, jouit, du privilège de ne pas se tromper » » Que pourrait-on dire de plus à un monarque absolu ou à un pape ? Le roi-soleil lui-même avait-il des courtisans mieux dressés que ceux de son successeur le peuple souverain de Belleville ? L’éloquence naturelle ne manque point à certains orateurs de club ; mais leur éducation paraît malheureusement avoir été fort négligée : l’histoire, la géographie, la langue elle-même, reçoivent chaque jour dans les clubs des blessures cruelles. Au club de la Cour des miracles, un orateur qui a étudié à fond la politique étrangère recommande l’alliance de la Russie. « N’oubliez pas, dit-il d’un ton de professeur, que c’est l’empereur Nicolas qui a empêché en 1815 le partage de la France ! » — Aux Folies-Bergere, on traite sans scrupule d’aucune sorte les Prussiens de vils insulaires, et l’armistice se prononce couramment armistie, et à Ménilmontant un orateur accuse le gouvernement d’affamer le peuple et de le faire tomber dans la mansuétude.

Le fond est en harmonie avec la forme. Sauf dans quelques clubs modérés, tous les orateurs s’accordent à demander la défense à outrance et l’emploi des « moyens révolutionnaires. » En quoi consistent les moyens révolutionnaires ? Il y en a de toute sorte, car ils embrassent à la fois la politique intérieure et extérieure, l’art militaire, l’économie politique et les finances. La première chose que le gouvernement ait à faire, disait un orateur au club des Folies-Bergère dans la séance du 16 septembre, c’est de décréter la victoire et la déchéance du roi Guillaume ; mais le gouvernement de l’Hôtel de Ville, composé comme il l’était d’anciens députés assermentés à l’empire, possédait-il la vigueur nécessaire pour rendre des décrets si conformes à la tradition révolutionnaire ? Dès les premiers jours, les purs en doutaient, et M. Rochefort lui-même avait à peine mis les pieds à l’Hôtel de Ville qu’il était déjà suspect de modérantisme. Cependant on se contenta d’abord de surveiller le gouvernement et de le mettre en garde contre les embûches de la réaction. On lui signalait tous les jours la conduite suspecte du préfet de police, M. de Kératry, et on lui dénonçait les complots des anciens sergens de ville ; en même temps on lui prodiguait les conseils ; on lui demandait de