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dans l’abus de la force. Non, quoi qu’en puissent dire les sophistes armés qui nous écrasent, le droit des gens n’est pas une pure chimère des philosophes. Il existe, il est reconnu par les peuples civilisés et par les esprits vraiment grands qui les représentent. Il a son code, qui, pour n’être pas défini dans tous ses articles et sur tous les points avec une extrême rigueur, n’en est pas moins très clair dans ses plus larges applications. Il procède de ce principe, que les nations qui se piquent de n’être pas barbares doivent conserver entre elles, dans cet état violent de la guerre, des relations juridiques, certaines lois de l’équité naturelle, certains sentimens d’honneur qu’il faut à tout prix maintenir pour que la conscience humaine ne s’abîme pas tout entière dans cet immense chaos. Même lorsqu’ils se combattent les armes à la main, les hommes ne cessent pas d’être soumis aux lois de la morale et responsables de leurs actes devant la conscience et devant Dieu. Cela est bien vague sans doute, et l’application d’un pareil principe est sujet à des variations nombreuses selon les degrés fort inégaux de la culture morale des peuples ; mais avec beaucoup de raison et de bonne volonté il n’est pas impossible d’espérer que la guerre puisse s’y soumettre un jour et s’humaniser. C’était le ferme espoir de Kant. Il n’avait pas prévu le trouble que jetteraient dans le progrès des idées philosophiques ses terribles compatriotes, M. de Moltke et M. de Bismarck.

Il est intéressant, surtout par contraste avec ce qui se passe autour de nous, de voir avec quelle gravité, je dirai presque avec quelle onction sévère, le grand moraliste interprète cet esprit d’équité naturelle et d’humanité dans la guerre. Au premier aspect, il semble que cet état de choses ait précisément pour effet de suspendre tout droit, et qu’il ne comporte aucune espèce de lois, leges inter arma silent. La guerre est aux nations ce qu’est l’état de nature pour les personnes, l’opposé de l’état juridique ; mais il importe d’autant plus, dans cette situation violente qui est en dehors des lois, de concevoir une loi qui permette de rétablir les autres un jour. Cette loi, c’est de faire la guerre dans un esprit et d’après des principes tels qu’il reste toujours possible, à un moment donné, de sortir de cette situation extrême pour entrer dans un état juridique, l’idéal de tous les politiques dignes de ce nom. Or voici à quelles conditions on peut espérer que la guerre n’empêchera pas les nations de rétablir entre elles des relations régulières et stables : il faut pour cela, avant tout, que la guerre ne soit ni une guerre d’extermination, qui aurait pour effet l’anéantissement matériel d’un peuple, ni une guerre de conquête, dont le résultat serait son anéantissement moral, ni une guerre pénale (bellum punitivum), qui prétendrait se faire au nom de la morale outragée ou pour