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peuples. La philosophie prêcha sa « trêve de Dieu ; » mais, plus confiante que l’église, elle la prêcha éternelle, plusieurs de ses représentans du moins crurent de bonne foi que leurs paroles auraient de l’effet sur-le-champ et à perpétuité.

Cette illusion s’expliquait par la position des hommes de lettres auprès des princes autant que par une certaine mesure d’ingénuité que la philosophie n’exclut pas. Le moyen de croire qu’un souverain appelait près de lui des maîtres pour ne tenir aucun compte de leurs leçons ! Et ne fallait-il pas une longue habitude des cours pour savoir au juste ce que vaut un conseil qui n’est pas une flatterie ? Aujourd’hui l’on a trouvé le secret de persuader aux peuples qu’ils veulent la guerre ; alors les monarques la décidaient eux-mêmes, car « tel était leur bon plaisir ; » cela était plus franc. On ne parlait pas de guerres de race, de guerres nationales et saintes ; on ne précipitait pas un peuple entier armé jusqu’aux dents sur un autre, sachant à peine de quoi il s’agissait. Le roi voulait ou non la guerre, ses sujets n’avaient d’autre droit que celui d’obéir ; cela était plus simple. Il suffisait donc en apparence d’avoir l’oreille du prince pour délivrer l’humanité d’un des maux les plus horribles qu’elle endure, et l’on avait lieu d’espérer que des souverains ne se disputaient pas, ne s’arrachaient pas en quelque sorte les philosophes, pour rester sourds aux préceptes de la philosophie. Ce double préjugé sur leur toute-puissance et leur bonne volonté produisit deux conséquences, Les écrivains attachés à la royauté par l’intérêt comme par les principes comptèrent sur l’efficacité de la raison pour créer sur chaque trône un partisan convaincu de la paix. Ceux qui penchaient vers les idées républicaines se persuadèrent que les rois étaient les seuls obstacles à la tranquillité des nations, et que la suppression de la monarchie entraînait rigoureusement celle de la guerre. De là deux écoles que divisaient leurs idées politiques, mais qui s’accordaient à considérer les princes comme les seuls arbitres de la paix, gardant à toujours dans leurs mains les clés du temple de Janus. Il n’est pas prouvé qu’il n’en soit pas encore ainsi de quelques-uns ; mais, s’ils n’ouvrent pas toujours eux-mêmes ces portes redoutables, il n’y a trop souvent que cette différence qu’ils les font enfoncer par une foule aveugle. Tâchons, sans nous préoccuper de doctrines politiques, sans trop songer, ce qui est, hélas ! difficile, aux terribles circonstances qui nous pressent, tâchons ne parcourir rapidement la liste de ces philosophes qui ont voulu nous épargner les maux dont nous faisons la cruelle expérience, et dont la seule faute, faute bien française, avouons-le, a été d’en prophétiser trop légèrement la fin.

L’abbé de Saint-Pierre est le premier en date de ces esprits