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dans le camp ennemi, vous le menacez de faire égorger sa femme et ses enfans et de faire brûler et piller sa maison. J’ai été obligé de me servir de ce moyen lorsque nous étions au camp de Chlusitz, et cela me réussit.

« Les guerres que j’ai faites m’ont donné lieu de réfléchir profondément sur les principes de ce grand art qui a élevé ou renversé tant d’empires. La discipline romaine ne subsiste plus que chez nous ; il faut de même qu’en suivant leur exemple la guerre nous soit une méditation et la paix un exercice…

« On prend alternativement à la guerre la peau du lion et la peau du renard ; la ruse réussit où la force échouerait. Il est donc absolument nécessaire de se servir de toutes les deux. C’est une corde de plus que l’on a sur son arc, et comme souvent la force résiste à la force, souvent aussi la force succombe sous la ruse. »


Ces pages du vrai fondateur de la monarchie, de la politique, de la stratégie prussiennes, ne vous semblent-elles pas comme à moi une trouvaille ? Et cependant devrait-il en être ainsi ? Il faut bien l’avouer, nous autres Français, nous aimons à être surpris ; lettrés, nous ne lisons pas, surtout les étrangers, lors même qu’ils écrivent dans notre langue ; soldats, nous dédaignons les précautions, les reconnaissances, les abris, nous offrons notre poitrine aux balles ; combattans chevaleresques, véritables arrière-petits-fils de Bayard, ne doutant pas de la victoire si nous sommes sans peur, contens de nous si nous sommes sans reproche !

Voilà donc l’homme de guerre dans la personne de Frédéric. Quant au philosophe, il proteste de son humanité, excuse la guerre comme un mal passager, comme une fièvre qui ramènera la santé, une saignée que l’on fait à son ennemi en délire ; seulement, s’il faut s’en rapporter à sa maxime de tout à l’heure, il s’agit d’une saignée à blanc. Entre l’homme de guerre et le philosophe, où était le véritable Frédéric ? Il était tantôt l’un, tantôt l’autre, ou plutôt tous les deux à la fois, obéissant au caprice de sa destinée. Cela convenait mieux à ses desseins ; cela lui permettait de nier sa liberté morale, paradoxe favori du prince allemand, subtilité germanique dont sa fortune se trouvait aussi bien que son esprit.

La première moitié de la correspondance de Voltaire avec son interlocuteur couronné semble parfois une discussion en règle entre l’hôte de Cirey qui lance ses argumens de son paisible cabinet d’étude et le royal guerrier qui renvoie les réponses assis au bivouac, écrivant sur un tambour. Si cette partie, malgré ses complaisances et ses faiblesses, fait honneur à Voltaire, la seconde est entièrement à l’éloge de son patriotisme. J’aime à le voir ici se rapprocher des