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La moindre à coup sûr : du milieu de notre garde nationale, de cette immense foule armée, homogène sans doute par le cœur, animée du même dévoûment, du même esprit, mais inégale et bigarrée d’âge, de taille, d’instruction militaire comme de costume et d’armement, voilà qu’il s’est formé et que nous voyons sortir, sans qu’on sache en vérité comment cent mille hommes d’élite, d’une tenue aussi parfaite, d’un équipement non moins irréprochable, d’une allure aussi décidée que les plus fermes, les plus anciens soldats, et ceux qui, plus tôt prêts et déjà mis en lignes, ont naguère essuyé le feu, semblaient le voir pour la dixième fois.

Savez-vous ce qui me pénètre de gratitude et de consolation devant cette sorte de prodige ? Ce n’est pas seulement une armée que j’admire ; les services quelle est prête à nous rendre dès aujourd’hui et dès demain ne sont pas ce qui me touche le plus, tout en m’affligeant avec elle lorsque le froid, la neige, le verglas, comme ces jours passés, l’emprisonnent et la paralysent ; ce qui me tient au cœur avant tout, c’est l’étrange puissance qu’un tel effort suppose, c’est la veine profonde et cachée de création et d’organisation qui pour moi se révèle dans notre cher pays. Je ne sais rien de plus rassurant, de mieux fait pour nous donner courage. Mettons toute chose au pire : un peuple qui possède de tels jets de fécondité, qui dans l’enceinte d’une ville bloquée, calfeutrée, impénétrable à tout secours, trouve moyen, en si peu de temps, de s’aider ainsi soi-même, et par son propre fonds de fabriquer tant d’armes, de fondre tant de canons, et de dresser tant de jeunes courages, un tel peuple n’est pas de ceux que Dieu met au rebut et qu’il entend abandonner. Il a des vues sur nous, sans quoi il tarirait, il nous supprimerait ces facultés vivantes et créatrices.

Aussi je ne puis vous dire ce que pour ma part j’ai gagné à ces précieux progrès de notre jeune armée, à ses épreuves successives, et surtout aux dernières, ces deux formidables luttes de Champigny et de Villiers. Il est presque de mode parmi certains esprits de les croire inutiles : laissez-moi vous montrer le prix qu’elles ont pour moi. Vers le début de nos désastres, et même encore il y a deux mois, je n’osais pas, en vérité, consulter ma mémoire, ni porter ma pensée sur une guerre encore récente, ouverte à tous les regards, guerre sans modèle, qui par le nombre des combattans, par le caractère des engins, par la grandeur et l’originalité des manœuvres, mérite qu’on la consulté peut-être avant toute autre dès qu’on en est réduit à la triste nécessité de chercher en ce genre d’instructives comparaisons. Eh bien ! je le confesse, le cœur me faisait défaut pour suivre dans ses diverses phases cette grande querelle. Ceux qui la soutenaient et qui ont triomphé, les successeurs de Washington, me semblaient des modèles par trop décourageans. A côté d’analogies frappantes entre leur situation et la nôtre,