Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 101.djvu/352

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le roi n’est nullement inquiet de nos inquiétudes ni embarrassé de nos embarras. Il n’y a pas d’exemple qu’on joue si gros jeu avec la même indifférence qu’on jouerait une partie de quadrille. »

Bernis ne se contente pas de gémir et de présager des catastrophes. On peut distinguer deux parties dans sa correspondance privée : l’une, écrite sous l’impression immédiate des faits, dans la première frayeur d’une imagination ombrageuse, est toute à la plainte et aux noirs pressentimens. « Monsieur l’abbé, votre tête s’échauffe, » lui disait ironiquement Mme de Pompadour. L’abbé avait en effet la sensibilité fiévreuse de l’homme de lettres ; son esprit juste manquait de sang-froid. À côté de cette partie tragique et éplorée, où le ministre, pris de vertige, ne songe qu’à se démettre et ne parle que de mourir, on voit se dégager du milieu des lamentations un dessein médité, œuvre des heures plus calmes, qui fait honneur à la sagacité de Bernis et à sa bonne foi. Il songe d’abord à créer un gouvernement, c’est-à-dire une volonté dirigeante, en faisant nommer un ministre principal, un chef du cabinet : il se propose lui-même, naïvement, sans insister ; il propose Bellisle, et finit par indiquer Choiseul. « Nous avons besoin d’un débrouilleur général ; il faut un maître ici, j’en désire un, et je n’ai garde de désirer que ce soit moi. » Pitt gouvernait alors l’Angleterre et dominait le roi par l’ascendant du caractère et du génie, fortifié de l’adhésion publique : ce vigoureux exemple avait frappé Bernis, qui feint même d’en redouter les conséquences pour la royauté anglaise. « M. Pitt, écrivait-il à Choiseul, gouverne son pays avec les principes et peut-être les vues de Cromwell. » Sans rêver un pareil rôle, sans le souhaiter à personne, il admirait cette impétueuse énergie si contraire à notre mollesse, et l’enviait. Tel est son dégoût du chaos où le despotisme énervé a plongé la France, qu’il en devient républicain, par souvenir classique et regret tout platonique, bien entendu, « Quand la république romaine était dans l’embarras, elle nommait un dictateur. Nous ne sommes pas la république romaine, mon cher comte, et nous aurions grand besoin de l’être. » Malheureusement pour les projets de Bernis et ses réminiscences, le gouvernement de Versailles était dans cette situation désespérée, moins rare qu’on ne croit en politique, où le préjugé contre un remède nécessaire est si fort qu’on préfère le mal à l’unique chance de guérir. L’idée d’un premier ministre, « épouvantail » du roi, de la favorite et de l’entourage, fut écartée sans discussion.

Toute espérance de mieux conduire la guerre ayant disparu, il ne restait plus qu’à faire la paix. Avant de poser officiellement la question, Bernis s’en ouvrit à Choiseul. « On ne fait pas la guerre sans généraux ni avec des troupes mal disciplinées, lui écrivait-il le