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arrêtées par les vieillards réunis autour du prince ou vladika. Les vieillards sont à la fois juges, percepteurs de l’impôt, chefs de drapeau. Le district ne reconnaît pas d’autre autorité ; ils composent la skoupschtina, ce conseil des chefs sans lequel, de quelque mot qu’on se serve pour le désigner, il n’y a pas de gouvernement. Jeunes ou vieux, importent un nom qui semble indiquer un âge avancé, qui est seulement un titre qu’on ne saurait prendre à la lettre. L’indépendance de tous est un principe reconnu par la loi. Ni la prison, ni les châtimens corporels ne sont admis comme une pénalité qui puisse être appliquée souvent ; l’amende et la mort punissent toutes les fautes. L’admission de l’étranger dans le clan ou plème est sévèrement interdite ; la transmission de la propriété d’une famille à une autre devient impossible par suite des entraves que la loi, interprète de la coutume, y oppose. Les razzias ou tchètas paraissent être moins défendues que réglées. Le meurtre est plus « souvent excusé que puni. Les articles mêmes, qui sont des innovations, montrent combien les anciennes coutumes se rapprochaient de celles des Albanais ; telles sont les prescriptions relatives à l’héritage dont la femme était exclue autrefois, auquel elle n’est admise par le dernier code que sous d’importantes réserves. Le soin avec lequel la loi répète que la compensation ne sera plus autorisée ne prouve-t-il pas qu’elle était passée depuis longtemps dans les mœurs[1] ? Les Bosniaques, les Herzégoviniens, les Dalmates des montagnes, surtout ceux des bouches de Cattaro, ne ressemblent pas moins aux Albanais ; il faut en dire autant de beaucoup de tribus qui n’ont certes aucun rapport de sang avec eux, des sauvages de l’Amérique, de populations nombreuses de l’Inde anglaise, restées plus incultes que le reste de l’Hindoustan ; mais tous ces rapprochemens deviennent plus frappans encore lorsque l’on considère la société homérique. La conclusion est simple : en dehors de tout caractère de race, le même état primitif impose des mœurs souvent semblables.

Si les Albanais sont restés barbares, la faute en est-elle seulement aux circonstances ? Il est certain que, si ce peuple avait eu les qualités natives des Grecs, cette puissance d’imagination qui créa en quelques jours, sous un ciel merveilleux et sur un théâtre non moins beau, la religion, la poésie, l’éloquence, il eût été entraîné par ces forces supérieures bien loin de l’état sauvage. Le don de s’élever à l’idéal donna naissance, chez les Hellènes, aux divinités de l’olympe. Les Albanais ne connurent jamais ces heureuses conceptions. Le

  1. Le lecteur trouvera d’autres points de rapprochemens dans une étude publiée ici même par M. Jurien de La Gravière (Revue du 1er avril 1872).