Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 105.djvu/450

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Fonder une colonie, c’était transformer des terres du domaine public en propriété privée. Que la terre fût distribuée à des vétérans, qu’elle le fût à des citoyens, ou bien encore qu’elle fût laissée, ainsi qu’il arrivait souvent, à ceux-là mêmes qui jusqu’alors l’avaient occupée sans titre, la colonisation consistait toujours à établir le droit de propriété individuelle sur un sol qui ne le connaissait pas auparavant. C’était un acte analogue à celui que le gouvernement français a quelquefois essayé en Algérie, lorsqu’il a voulu approprier le sol jusque-là possédé en commun par la tribu arabe.

Le gouvernement procédait à cette opération avec un soin particulier. Une loi était faite pour chaque colonie ; elle indiquait, avec cette précision dont les législateurs romains ont eu le secret, que la terre publique deviendrait terre privée, qu’elle serait libre de toute redevance envers l’état, qu’elle pourrait être librement léguée et vendue[1]. Toutefois on ne jugeait pas que la loi fût suffisante pour imprimer au sol ce caractère nouveau, et l’on faisait intervenir la religion même. Le jour de la fondation venu, les agrimensores se présentaient ; ces arpenteurs étaient presque des prêtres, ils étaient au moins les héritiers du vieux culte de la propriété foncière et les dépositaires des anciens rites. Ils traçaient sur le sol les lignes sacrées que d’antiques traditions leur avaient enseignées ; puis, les dieux étant pris à témoin, ils partageaient la terre en lots réguliers. Ce n’est pas qu’il fallût que les lots fussent égaux entre eux ; mais il était nécessaire qu’ils fussent tous orientés suivant les règles et tous enclavés dans les lignes saintes. Sur les limites de chaque part, à des distances fixes, on enfonçait des termes ; c’étaient des objets consacrés par la religion, des simulacres que l’on vénérait comme des êtres divins. Nous pouvons bien penser qu’au temps de l’empire la religion du dieu Terme n’avait plus la pleine vigueur qu’elle avait eue dans les âges antiques : elle vivait pourtant encore au fond des âmes ; le gouvernement impérial la réveillait pour établir ou pour affermir la propriété.

Lorsque les lots avaient été ainsi marqués de l’empreinte de la religion, il fallait qu’on les tirât au sort. Cette règle venait-elle du désir d’assurer l’égalité dans le partage ? On peut en douter, car nous savons que les parts n’étaient pas égales, et qu’elles étaient en proportion du grade ou du rang de chaque colon[2] ; mais le tirage au sort était un très vieil usage que les populations de la Grèce et de l’Italie avaient toujours pratiqué pour l’assignation du

  1. On peut voir comme exemple la Lex Mamlia Roscia dans le Juris Romani antiqui vestigia qu’a récemment publié M. Ch. Giraud.
  2. Siculus Flaccus, p. 117 ; Hygin, p. 177.