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fut par une crise aiguë que se termina ce « trouble dans la sensibilité » dont le contre-coup s’est fait ressentir pendant dix ans dans toutes les œuvres littéraires de Sainte-Beuve. Cette crise fut aussi fatale aux amitiés de Sainte-Beuve qu’à son amour, et elle acheva de rompre ses liens avec le monde romantique, où s’étaient écoulées les années enthousiastes de sa jeunesse. C’était à cette date que, dans ses conversations avec l’abbé Barbe, il qualifiait Victor Hugo de nature barbare ; mais ce ne furent pas seulement les illusions de son cœur qui sombrèrent dans le naufrage, ce fut aussi sa foi, et si l’on trouve le terme trop fort, ce furent ses velléités religieuses. De même que, dans les lettres adressées par Sainte-Beuve à l’abbé Barbe au lendemain des Consolations ou à la veille de Volupté, on assiste à l’essor de ses croyances naissantes, — de même on en peut noter le déclin dans les lettres, profondément touchantes par leur sincérité, qu’il continue d’adresser à ce confident indulgent et pieux vis-à-vis duquel il rougit de ses égaremens et de ses incertitudes, sans jamais essayer cependant de les lui dissimuler. Voici ce qu’il lui écrit le 1er février 1835 : « Mes sentimens, mon ami, sur les points qui nous touchent le plus, et que nous traitions déjà il y a tant d’années le long de nos grèves en vue de la mer (comme saint Augustin ou Minutius Félix à Ostie), sont toujours avoisinant le rocher de la foi, s’y brisant souvent comme des vagues plutôt qu’y prenant pied comme un naufragé qui aborde enfin… Il y a dans ma vie quelques circonstances réelles qui tendent à faire durer cet état d’âme ; mais le papier ne peut souffrir ceci. » Et l’année suivante (5 octobre 1836) il écrit encore : « Religieusement et spirituellement, je souffre aussi de l’absence de foi, de règle fixe et de pôle ; j’ai le sentiment de ces choses, mais je n’ai pas ces choses mêmes, et bien des raisons s’y opposent. Je m’explique pourquoi je ne les ai pas, j’analyse tout cela, et, l’analyse faite, je suis plus loin de les avoir. C’est là une souffrance et qui se redouble de la précédente. Une foi bien fondée serait une guérison à tout. Plus j’y pense, plus (à moins d’un changement divin et d’un rayon) je ne me crois capable que d’un christianisme éclectique, si je l’osais dire, choisissant dans le catholicisme, le piétisme, le jansénisme, le martinisme ; mais que faire sous ce grand nuage sans limites, et comment s’y guider les jours où le soleil de l’imagination ne l’éclairé pas, et où tout devient brouillard ? Je sais tout ce qu’on peut m’opposer, mais cependant je ne me sens pas capable jusqu’ici d’aller sincèrement au-delà. »

il y a loin de ce christianisme éclectique à la religion catholique orthodoxe pratiquée avec intelligence et soumission, » dans laquelle, au mois de mai 1830, il croyait avoir trouvé le repos.