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politique de l’homme qui s’efforçait de restaurer sous de nouveaux noms l’autorité souveraine ? Jusque-là pourtant ce n’étaient que des griefs généraux ; dans ce repas du bivouac d’Austerlitz, le 1er décembre 1805, le plus grave reproche que Napoléon fit à Raynouard, ce fut d’avoir manqué une si belle occasion d’expliquer les catastrophes tragiques par la raison d’état : « Les Templiers ! disait-il, c’est une tragédie manquée ; je l’ai dit à l’auteur, qui ne me le pardonnera jamais, je le sais d’avance. Il faut louer ces messieurs, si vous désirez qu’ils vous louent… Il n’y a qu’un seul caractère suivi dans cette pièce, un seul qui se tienne, c’est celui d’un homme qui veut mourir[1] ; mais cela n’est pas dans la nature, cela est faux, cela ne vaut rien. Il faut vouloir vivre et savoir mourir ; voilà la vérité. » Puis, attaquant le fond des choses : « Voyez Corneille ! quelle force de conception ! c’eût été un homme d’état ! mais les Templiers… Cette pièce manque de politique ! Il fallait mettre Philippe le Bel dans la nécessité de détruire ces orgueilleux seigneurs. Il fallait, tout en intéressant le public à leur salut, faire sentir fortement que leur existence était incompatible avec celle de la monarchie, que la sûreté du trône exigeait leur destruction ! .. La politique doit remplacer la fatalité, cette fatalité qui rend Œdipe criminel sans qu’il ait cessé d’être innocent, cette fatalité qui nous intéresse à Phèdre en chargeant les dieux d’une partie de ses crimes et de ses faiblesses. Il y a de ces deux principes, il y a tout ensemble de la fatalité antique et de la politique moderne dans l’Iphigénie de la scène française ; aussi est-ce le chef-d’œuvre de l’art, et c’est bien à tort qu’on accuse Racine de manquer de force ! » Ces grands principes posés, il montrait ce que le génie pouvait en faire sortir ; il appelait, il provoquait les poètes, il leur indiquait des sujets de tragédie comme il en donnera plus tard à Goethe. « C’est une erreur, ajoutait-il, de croire les sujets tragiques épuisés. Qui étudiera la politique et ses prescriptions inexorables verra jaillir une source abondante d’émotions fortes. Tout ce que le fatum fournissait à Eschyle ou Sophocle, les poètes

  1. Allusion au jeune Marigny, secrètement affilié aux templiers, que son père a juré de faire périr, et impatient de mourir avec eux.