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pas grec ou romain; de là, en réalité, un préjugé aussi contraire aux sentimens que doit inspirer l’art antique lui-même qu’à la saine intelligence des intentions conçues ou des beautés découvertes par Michel-Ange. Si les marbres anciens n’avaient dû et ne devaient être pour les sculpteurs modernes que des exemples tout matériels, « qu’un répertoire de contours, » suivant l’expression de M. Guillaume, si l’art n’avait d’autre objet que de reproduire avec une fidélité imperturbable des formes irrévocablement définies, nul doute qu’il ne fallût reprocher au sculpteur du Pensieroso et du Moïse de s’être, quant à la manière extérieure, singulièrement affranchi des obligations imposées; mais si, au lieu de résulter uniquement de la sérénité des dehors, au lieu de consister tout entière dans-une sorte de perfection muette, « l’excellence plastique des œuvres des anciens vient d’un sens caché dont les formes ne sont que le voile, » M. Guillaume a raison de louer Michel-Ange d’avoir mieux que personne réussi à pénétrer ce sens intime en appropriant à son tour les apparences dont il entendait revêtir sa pensée aux croyances, aux mœurs, aux besoins particuliers de son temps.

Dira-t-on qu’en renouvelant ainsi la sculpture dans le pays de Donatello et de Ghiberti, Michel-Ange n’arrivait en fait à opérer qu’une révolution stérile, puisqu’elle dépendait strictement de ses forces et de sa volonté personnelles, puisque le progrès ne pouvait en dehors de lui s’accomplir, ni après lui se continuer? Sans doute l’événement a prouvé que l’apparition de ce génie extraordinaire ne devait, en éveillant partout l’esprit d’imitation, qu’entraîner pour un temps le règne de la convention et du pédantisme ; mais de ce que les élèves ou les successeurs de Michel-Ange n’ont su être qu’emphatiques là où il avait été éloquent, qu’artisans là où il s’était montré si ouvertement artiste, s’ensuit-il que leurs torts puissent lui être équitablement imputés? Autant vaudrait s’en prendre à Racine de toutes les médiocres tragédies taillées, à partir de la fin du règne de Louis XIV, sur le patron de Britannicus ou d’Andromaque, ou rendre Léonard de Vinci responsable du style affecté et des fausses grâces qui, après avoir affadi l’art lombard au XVIe siècle, l’ont ruiné dans le siècle suivant.

Non, comme Léonard, comme Corrège, pour ne parler que des Italiens, comme Raphaël lui-même, malgré l’influence bienfaisante qu’il a plus qu’aucun autre exercée, Michel-Ange doit être étudié en face, dans les œuvres directement issues de son imagination et de sa main, et non dans les contrefaçons qu’en ont données tant de fâcheux copistes. Ainsi envisagé, au point de vue de ses conceptions propres et de sa poétique personnelle, il cesse d’être le répréhensible précurseur de la décadence pour demeurer l’apôtre le plus fortement convaincu, le représentant le plus énergique de l’idéal nouveau, de cet idéal en quelque sorte militant, qui, contrairement à la tranquille majesté de l’art antique,